Reportage

Les tueurs de «l’Armée des Purs»

Jeudi 14 Mai 2009

Enquête

Bombay

Les tueurs de «l’Armée des Purs»

172 morts, plus de 300 blessés: l’attaque terroriste du 26 novembre 2008, dont le procès vient de s’ouvrir, a été la plus meurtrière que l’Inde ait connue. Grâce aux écoutes téléphoniques et aux aveux de l’unique survivant du commando, la police de Bombay a pu reconstituer le film du «11-Septembre indien». Sara Daniel raconte

J’ai fait une grosse bêtise…» Le seul terroriste de l’attentat de Bombay à avoir été pris vivant est un Pakistanais de 21 ans, au visage poupin et imberbe. Un fou de Dieu rougissant, qui s’est excusé comme un gosse quand la police est venue l’interroger sur son lit d’hôpital. Ajmal Kasab n’avait pas l’air de réaliser qu’il était accusé d’être directement responsable d’un bon tiers des 172 morts et des 300 blessés de la tuerie de Bombay… Il soupirait, le regard implorant. Tous ces innocents, ces enfants sur lesquels il avait ouvert le feu à la gare centrale? A l’entendre, c’était la faute de son père, un méchant homme qui lui avait ordonné de rejoindre les djihadistes, de «l’oncle», le chef du groupe terroriste qui l’avait endoctriné, de la vie misérable qu’il menait à Faridkot, un village du Pendjab pakistanais…

Cinq mois après les faits commence le procès du «11-Septembre indien», qui est aussi le procès du Pakistan, cet ennemi intime de l’Inde dont sont originaires tous les assaillants. Kasab, seul survivant, doit répondre de douze chefs d’accusation, dont celui «d’actes de guerre contre l’Inde». Il risque la pendaison. Mais contre toute attente, le terroriste, qui a pourtant été filmé par les caméras de surveillance de la gare centrale une kalachnikov à la main, est revenu sur sa confession. Il affirme avoir avoué sous la torture: Mohammad Ajmal Amir Iman, alias «Kasab», plaidera non coupable. Coup dur pour le procureur, qui comptait bien tirer le fil rouge menant du petit djihadiste interchangeable jusqu’aux arcanes du pouvoir pakistanais, en passant par les camps d’entraînement du Cache mire. Et pourtant Kasab a avoué.

L’un des assaillants, Ajmal Kasab, à la gare centrale de Bombay

Plusieurs fois. Devant Rakesh Maria, le patron de la criminelle de Bombay, il a tout raconté. Tout ce qu’il sait. Avec son air fatigué et ses poches sous les yeux, le premier policier de la ville a l’air d’un flic de cinéma. D’ailleurs Bollywood a déjà tiré un film des aventures de ce champion de taekwondo. «Tous tes complices ont donné leur version des faits, alors tes jérémiades sentimentales sur ton père…», ment le divisionnaire. Alors Kasab, qui croit que ses compagnons de djihad sont encore en vie et ont parlé, se met à table. Son récit fournit une avalanche de détails sur la préparation de l’attentat, le plus spectaculaire que l’Inde ait jamais connu. Il montre aussi l’incroyable division du travail qui règne parmi les djihadistes pakistanais – et qui complique tant la tâche des enquêteurs chargés de traquer ces nouveaux terroristes..

«Selon les médias, vous êtes dans la chambre 360 ou 361. Comment peuvent-ils savoir cela?»

Le procès de Kasab se déroulera au tribunal spécial de la prison d’Arthur Road. Des chaînes d’acier ont été déroulées tout autour du bâtiment, protégé par des centaines de policiers et de soldats munis de gilets pare-balles et d’armes automatiques. La circulation sera interdite autour de la prison pendant les six mois d’audiences, au cours desquelles 2 000 témoins doivent comparaître. Un tunnel blindé a été construit entre le tribunal et la cellule de Kasab.

Vidéos de repérage

A Lahore, où il vit depuis qu’il s’est disputé avec son père, Kasab travaille à Welcome Tent Service, une entreprise qui loue des tentes pour les réceptions. Toujours à court d’argent, lui et son associé participent parfois à des petits cambriolages. Mais les deux garçons voudraient passer à la vitesse supérieure, faire un gros coup qui les sortirait de la misère. «Pour cela il nous fallait des armes, explique le djihadiste au chef Maria. C’est alors que nous avons pensé à nous enrôler dans le Lashkar-e-Taïba. Eux nous fourniraient des armes et nous apprendraient à nous en servir. Nous avons rempli quelques papiers puis rejoint l’organisation.»

Ils n’ont pas loin où aller. Le Lashkar-e-Taïba (L-e-T, l’«Armée des Purs») a été créé dans les années 1990 à Lahore, non loin de la frontière indienne, avec l’aide des services secrets pakistanais, pour lutter contre «l’occupation» du Cachemire par l’Inde. L’organisation a bien été interdite en 2002, mais elle s’est contentée de changer de nom et a renforcé ses liens avec les talibans pakistanais et Al-Qaida. Le groupe est notamment soupçonné d’avoir organisé l’attaque du Parlement indien à New Delhi, qui a fait dix morts le 13 décembre 2001 et conduit l’Inde et le Pakistan au bord d’une quatrième guerre. Aujourd’hui, le Pakistan est quadrillé par ses bureaux de recrutement.

Très vite Kasab est envoyé à Mansera, au Cachemire, dans un camp d’entraînement où on lui enseigne le maniement de l’AK 47 et du pistolet mitrailleur Uzi. C’est là aussi qu’il écoute les prêches d’Hafiz Saeed, le guide suprême du L-e-T, qui exhorte au djihad et détaille ses bienfaits, comme le merveilleux parfum qui émane du corps des kamikazes morts à la guerre sainte. Le chef Maria se plaira à rappeler à Kasab les paroles de son guide, après lui avoir montré les cadavres disloqués de ses camarades. «C’est en écoutant ces prêches que j’ai décidé d’arrêter de voler pour me consacrer au djihad», lui a confié le terroriste.

Après plusieurs mois d’entraînement, Kasab est envoyé près de Lahore, à Muridke, le quartier général de l’Armée des Purs, celui que ses dirigeants font parfois visiter à des journalistes pour prouver qu’il ne s’agit pas d’une organisation terroriste… Là on lui apprend à utiliser un GPS, à conduire un bateau et à nager. Il ne le sait pas encore, mais il vient d’être choisi par «l’oncle Zaki», le chef des opérations militaires de l’Armée des Purs, pour participer à l’attentat de Bombay. Début septembre 2008, il est transféré dans une maison du L-e-T, dans la banlieue de Karachi. Il y restera plusieurs mois, à l’isolement complet, avec neuf acolytes. Comme des pions qu’on déplace sur l’échiquier de la guerre sainte.

L’attaque contre Bombay, d’abord prévue le 28 septembre, est repoussée de deux mois. On ne lui donne aucune explication. En fait, l’équipe indienne qui a repéré les lieux de l’attentat vient d’être arrêtée par la police de l’Uttar Pradesh pour une autre affaire… Par précaution, l’Armée des Purs retarde l’opération, puis décide finalement qu’elle n’a rien à craindre: son agent indien Faheem Ansari a remis à l’organisation les vidéos de repérage, en décembre 2007 au Népal. Comme les autres, Ansari, qui a filmé des heures de rushes dans toute la ville de Bombay, ignore tout du déroulement de l’opération: il ne pourra donc rien apprendre aux services indiens.

«Ne vous faites pas prendre vivants»

Le 22 novembre au petit matin, le commando embarque près de Karachi sur un gros hors-bord qui appartient à «l’oncle Zaki». Après trente heures de navigation, qu’ils passent enfermés au fond du bateau, les terroristes sont transférés sur un chalutier indien qui a été détourné pour l’opération. Le 26 novembre en fin d’après-midi, ils aperçoivent enfin Bombay à l’horizon. Après avoir égorgé le marin indien qui les conduisait, l’équipe embarque sur un Zodiac et accoste à Badhar Park, au sud de Bombay. De là, les dix hommes, armés de bombes, de grenades et de fusils d’assaut, se séparent en cinq groupes. Ils hèlent des taxis et se dirigent vers leurs cibles: la gare centrale, le café Léopold, l’hôtel Taj Mahal, l’hôtel Oberoi et le centre loubavitch Chabad House.

A partir de là, c’est par téléphone que les chefs du Lashkar-e-Taïba restés à Karachi donnent leurs instructions au commando, explique Kasab au chef de l’enquête. Les dix hommes sont les bras armés d’un cerveau qui dirige l’opération depuis le Pakistan. Mais cela, l’inspecteur Maria le sait déjà. Car très vite, dès les premiers moments de cette attaque qui va durer soixante heures, la police de Bombay réussit à intercepter les communications des terroristes. Ironie du sort: dans cette guerre des espions que se livrent le Pakistan et l’Inde, deux des portables Thuraya utilisés par les terroristes ont été fournis par des policiers indiens infiltrés dans l’organisation djihadiste pakistanaise. Une ruse qui n’a servi à rien, puisque les terroristes pakistanais n’ont ouvert leurs portables indiens qu’une fois l’opération déclenchée…

27 novembre, 3 h 53 du matin, hôtel Oberoi, Bombay. Extrait d’écoutes téléphoniques:

Commanditaire: Frère Abdul, les médias comparent votre acte au 11-Septembre. Un des chefs de la police a été tué.

Abdul Rehman [un membre du commando]: Nous sommes au 10e/11e étage. Nous détenons cinq otages.

Commanditaire: Les médias suivent tout ce que vous faites. Infligez un maximum de dommages. Ne vous faites pas prendre vivants.

Commanditaire [autre voix]: Tuez tous les otages, sauf les musulmans. Laissez votre téléphone ouvert pour que nous puissions entendre les coups de feu.

Fahadullah [un autre membre du commando]: Nous avons trois étrangers de Singapour et de Chine. Et des femmes.

Commanditaire: Tuez-les.

On entend alors Fahadullah et Abdul Rehman ordonner aux otages de s’aligner et aux musulmans de s’écarter. Puis les coups de feu. Et les cris de satisfaction des commanditaires.

Lorsque la police de Bombay réussit à intercepter les communications téléphoniques des terroristes, elle croit d’abord que les superviseurs de l’attentat donnent leurs instructions depuis un de ces hôtels de deuxième catégorie qui jouxtent l’Oberoi ou le Taj Mahal. Les indications sont si précises… Pendant deux heures, la police fouille les bagages et les ordinateurs de Palestiniens et d’Iraniens clients de ces hôtels. En vain. Les commanditaires de l’attentat sont loin, au Pakistan, et c’est grâce aux informations retransmises par les télévisions qu’ils dirigent leurs équipes: «Selon les médias, vous êtes dans la chambre 360 ou 361, comment peuvent-ils savoir cela? Y a-t-il une caméra? Si oui, détruisez-la!»

Minute par minute, les donneurs d’ordres guident les pas des hommes du commando, qui n’osent prendre aucune initiative sans en référer à leurs supérieurs. Dans cet attentat téléguidé, ce sont les chefs de l’Armée des Purs qui parlent aux otages par téléphone, qui les réconfortent même.

27 novembre après midi, Chabad House, le centre loubavitch:

Commanditaire: Passe-moi un otage.

Terroriste: Voilà, parlez!

On entend les sanglots d’une femme, terrorisée, incapable de parler.

Commanditaire: Relaxez-vous… Gardez vos forces pour les bons jours. Si le consulat nous contacte, peut-être pourrez-vous célébrer le shabbat avec votre famille…

On retrouvera deux femmes assassinées dans les décombres de la Chabad House.

Les superviseurs du djihad vont jusqu’à s’assurer que leurs soldats ont trouvé de quoi se nourrir:

– Avez-vous mangé?

– Un peu…

– Comment un peu? Ces gens [NDLR: les juifs] font beaucoup de fêtes et leur nourriture est halal, alors ne vous inquiétez pas.

C’est aussi en écoutant les terroristes que la police de Bombay comprend que la piste indienne, celle des «moudjahidin du Deccan», est une fausse piste, un leurre tendu par le L-e-T pour brouiller les cartes et déstabiliser l’Inde. «Dites-leur que vous venez d’Hyderabad, dans le Deccan, et s’ils vous demandent pourquoi vous faites cela – vous écrivez ce que je vous dis -, dites-leur que c’est à cause de l’attitude du gouvernement [NDLR: indien] vis-à-vis des musulmans, que nous exigeons que les musulmans soient relaxés des prisons indiennes et le droit à l’autodétermination pour les Cachemiris.»

Laxisme du gouvernement pakistanais

Qui sont ces superviseurs de l’attentat, qui guident pas à pas les terroristes depuis le Pakistan? Pour la première fois, la confession de Kasab aurait permis, du moins s’il ne s’était pas rétracté, d’impliquer formellement des dirigeants du Lashkar-e-Taïba. Il y a d’abord «l’oncle» Zaki-ur-Rehman Lakvi, celui qui a recruté Kasab, le chef des opérations militaires du L-e-T et le cerveau de l’attentat de Bombay. Ce djihadiste de 48 ans a combattu en Tchétchénie, en Bosnie et en Irak. Il y a aussi Yusuf Muzammil, le chef du «département indien» de l’Armée des Purs. Et puis bien sûr le fondateur de l’organisation terroriste, Hafiz Saeed.

Quels sont les liens de ces hommes avec l’appareil sécuritaire du Pakistan? Jusqu’au 11 septembre 2001, le chef des services secrets pakistanais assistait souvent à la conférence annuelle de l’Armée des Purs, dans son quartier général de Muridke. Mais à une époque, même la CIA contribuait à financer l’organisation qui combattait les Soviétiques en Afghanistan. Après le 11-Septembre, les liens entre les services pakistanais et le L-e-T se firent plus discrets. Mais l’Inter-Services Intelligence, comme l’armée pakistanaise, n’a en réalité jamais cessé de soutenir les groupes djihadistes présents à la frontière de l’Inde. Ahmed Rashid, un des meilleurs spécialistes des mouvements extrémistes au Pakistan et en Afghanistan, explique que «les officiers des services secrets pakistanais à la retraite aident les talibans pakistanais et sont devenus de plus farouches partisans de l’Armée des Purs que l’organisation elle-même…».

Selon le chef Rakesh Maria, plusieurs officiers en exercice seraient aussi incriminés dans l’attentat. Il y a ce «major» auquel les terroristes font constamment référence. Maria accuse aussi un spécialiste des communications de l’armée pakistanaise, le colonel Sadatullah, d’avoir facilité les coups de téléphone entre le commando et ses chefs – ce que l’intéressé dément.

Comment expliquer le laxisme du gouvernement pakistanais vis-à-vis de ces groupes extrémistes? Ne menacent-ils pas aujourd’hui son existence même? Sous la pression internationale, les autorités pakistanaises ont arrêté «l’oncle Zaki» dans son centre de Muzaffarabad, la capitale du Cachemire pakistanais. Mais comment comprendre qu’à ce jour les camps d’entraînement du L-e-T au Cachemire et surtout son quartier général de Muridke, dans la banlieue de Lahore, restent opérationnels? Les généraux pakistanais, sans lesquels le gouvernement du président Zardari ne peut rien, sont peu enclins à répondre aux exigences de l’Inde, qu’ils soupçonnent de chercher à déstabiliser leur pays, en particulier dans les zones insurrectionnelles du Baloutchistan. Pourquoi se priver de groupes comme le Lashkar, qui constituent une arme pointée contre ce voisin tellement haï, depuis la sanglante partition de 1947?

«La guerre [entre l’Inde et le Pakistan] est-elle la seule solution?», s’interrogeait à la une le magazine indien «Outlook» au lendemain des attentats de Bombay. En revenant sur sa confession, Kasab pourrait faciliter la tâche du gouvernement pakistanais, tenté comme il l’a si souvent fait par le passé de couvrir les organisations djihadistes. Reste à savoir si cette fois encore, et alors que les talibans gagnent tous les jours du terrain au Pakistan, pays doté de l’arme atomique, les Américains accepteront de voir les commanditaires de l’attentat de Bombay en liberté sous le prétexte que Kasab, un jeune kamikaze qui ne veut pas mourir, est revenu sur ses aveux.

SARA DANIEL

* Hafiz Mohammed Saeed, qui a créé le Lashkar-e-Taïba en 1990 avec l’aide d’officiers des services secrets pakistanais, vient d’être placé en résidence surveillée par les autorités d’Islamabad. A la suite de pressions occidentales, il a déjà été arrêté à cinq reprises (mais aussitôt relâché), en relation avec les attentats terroristes qui ont frappé l’Inde depuis 2001. «Le L-e-T ne laissera pas le gouvernement pakistanais livrer Oussama Ben Laden aux Etats- Unis», déclarait-il au lendemain du 11-Septembre.

* En 2008, «l’oncle Zaki», chef des opérations militaires de l’Armée des Purs, donnait une conférence de presse pour inciter les jeunes Pakistanais à prendre les armes. Après les attentats de Bombay, il a été arrêté par les autorités pakistanaises.

* Selon le procureur général indien Ujwal Nikam, «toutes les per sonnes accusées, y compris celles qui sont recherchées ou décédées, sont le produit d’une culture stratégique du terrorisme. Cette culture a pénétré très profondément au Pakistan, par le fait d’organisations terroristes comme le Lashkar-e- Taïba. C’est institutionnalisé là-bas, fermement enraciné. (…) Le Pakistan est de fait devenu un berceau du terrorisme».

* Fils d’un producteur de Bollywood, Rakesh Maria, patron de la criminelle de Bombay et chef de l’enquête sur la tuerie du 26 novembre, est une star. Son enquête sur les attentats de Bombay de 1993, qui ont fait plus de 250 morts, a nourri le scénario du film indien «Black Friday». Dans ce film, le personnage qui porte son nom malmène un suspect. Mais Maria dit croire avant tout à «l’approche psychologique».