Reportage

Le défi indien

Plus de 700 millions d’électeurs, 6 millions de policiers, soldats et observateurs civils pour surveiller les 828 000 bureaux de vote de l’Union indienne : les élections législatives qui s’achèvent en Inde ont été le plus grand exercice démocratique organisé dans l’histoire de l’humanité. Et cela seul constitue une manière de miracle dans ce monstre démographique qu’est l’Inde – plus de 1,1 milliard d’habitants, 28 Etats, 8 religions et 22 langues officielles. Churchill, au moment de l’indépendance, croyait le pays voué à la balkanisation ou à la militarisation. Ce que les Britanniques n’avaient pas prévu, c’est que Gandhi et Nehru inventeraient un modèle qui fait de la démocratie le ciment de la nation (peut-être le seul avec le cinéma de Bollywood et le cricket, «ce sport indien inventé par hasard par les Anglais») et tenir ensemble les pièces de ce continent-puzzle toujours en tension, au bord de la rupture..

Violence sociale de l’antique système des castes qui perdure jusque dans la politique de discrimination positive : en créant des quotas d’emplois et de sièges pour les représentants des basses castes, on a institutionnalisé la caste dans l’espace public, au profit de quelques-uns. Fléau de la corruption qui gangrène tous les échelons de l’appareil d’Etat. Impuissante à combattre la collusion entre partis politiques et mafias locales, la Cour suprême de Bombay a décrété que les frais de racket sont déductibles des impôts payés par les sociétés…

Tensions interreligieuses. «Le plus difficile, c’est de faire une nation laïque à partir d’un pays religieux», avait dit Nehru à Malraux. Soixante-deux ans après l’indépendance et la partition, la question reste brûlante. Avec 150 millions de fidèles, l’Inde est le 2e pays musulman au monde, après l’Indonésie. Le rejet de l’islam – dont témoigne la poussée de l’hindouisme radical – a redoublé avec les attentats qui ont secoué le pays en 2008. D’autant qu’à l’exception du raid sur Bombay, en novembre, la plupart de ces attentats étaient l’oeuvre d’islamistes de l’intérieur, soupçonnés de constituer une «cinquième colonne» au service du Pakistan, l’ennemi originel. A quoi s’ajoutent les séparatismes locaux, dans les régions du Nord-Est. Et la prolifération de foyers de rébellion maoïstes, qui touchent désormais plus de la moitié des Etats.

Fini le rêve d’un axe Delhi-Pékin, oublié le «Hindi Chini bhai bhai» («les Indiens et les Chinois sont frères») cher à Nehru. L’Inde, géant cerné, est de plus en plus préoccupée par la montée en puissance, économique et militaire, du nouvel empire chinois, dont l’influence se renforce dans toute la région : Népal, Birmanie, Bangladesh, Sri Lanka… Et surtout Pakistan. «Nous n’oublierons jamais que les Chinois ont donné l’arme atomique au Pakistan – c’est le seul cas au monde !», insiste un diplomate indien.

Mais le vrai défi de l’Inde est culturel. Pour tenir le rang qu’elle ambitionne dans le nouveau siècle, il lui faudra d’abord vaincre ses propres démons. Extirper l’esprit de caste, la misogynie, un certain fatalisme inscrits dans la mentalité collective, qui confortent un des systèmes les plus inégalitaires au monde. Certes, le pays est devenu une puissance technologique, un des leaders mondiaux des industries de l’intelligence, grâce aux 250 000 ingénieurs qui sortent chaque année de ses écoles. «Mais nos 150 millions de «riches» ne peuvent faire oublier le demi-milliard d’Indiens au bord de la survie, explique Tarun Tejpal, le rédacteur en chef de la revue «Tehelka». Je ne comprends même pas comment nos politiciens peuvent vanter le modèle de la «shining India» alors que des gosses mendient dans les rues.» Nababs mondialisés, les nouveaux capitalistes (les Ambani, Mittal et Cie) se sont prodigieusement enrichis depuis dix ans : en 2008, on comptait 4 Indiens parmi les 10 plus grandes fortunes du monde. Mais un quart des Indiens vivent avec moins d’un quart de dollar par jour. «La fracture est aggravée par l’économie souterraine, qui représente probablement 50% de notre économie globale», explique l’économiste Arun Kumar. La «black economy», en effet, enrichit les 3% les plus favorisés et fait flamber les prix, au préjudice des plus démunis. Pis, l’argent sale, investi dans le financement des partis, a pollué la démocratie et ruiné l’idée même de bien commun. «Résultat, note Arun Kumar, chacun vote pour «son» candidat, celui de sa caste, de son identité particulière.» Et pourtant ils votent… Avec passion même. Et de leur vote, dont le résultat sera connu dans quelques jours, dépend le sort d’un Terrien sur six.

Inde

– Capitale : Delhi.

– Superficie : 3 237 590 km3.

– Population : 1.1G milliard d’habitants.

– Population urbaine : 28,7%

– PIB par habitant : 780 S (France : 327005).

– Religions : hindouites (82%), musulmans ( 12%), chrétiens;2%), sikhs (2%).

– Régime : République parlementaire.

– Principales activités économiques : agriculture (banane, riz. blé. canne à sucre, pomme de terre, sorgho, coton, mais, volailles, hou ns. pêche;, industrie (chimie, textile, sidérurgie, agroalimentaire), tourisme.

Sara Daniel, Ursula Gauthier

Le Nouvel Observateur