Reportage

Des barbelés sur la rizière

C’est un double mur de barbelés qui déchire à perte de vue les rizières du Bengale. Il longe les rives du Brahmapoutre et va finir dans les jungles épaisses du Chittagong. Une gangue de fer qui encercle déjà les deux tiers du Bangladesh, pays presque entièrement enclavé en Inde. La clôture de 3 000 kilomètres achève d’étouffer cette nation, la plus densément peuplée au monde, dont les 1000 habitants au kilomètre carré doivent encore se recroqueviller lorsque ses deux fleuves débordent au moment des moussons. Comme les Etats-Unis et Israël, l’Inde se barricade contre les indésirables : à l’ouest, elle a déjà construit un mur pour prévenir les infiltrations de combattants du Cachemire pakistanais. Avec l’achèvement prochain de cette nouvelle barrière à l’est, elle aura matérialisé les frontières de la partition avec ces pays musulmans dont elle s’est séparée en 1947. Comme pour consolider son identité de pays hindouiste, alors qu’elle est aussi le deuxième pays musulman au monde…

Au moment de la création du Bangladesh, l’Inde, qui avait besoin de main-d’oeuvre, s’est pourtant empressée d’accueillir celle de son voisin : 4 millions de Bangladais vinrent s’y installer après la guerre de 1971. Aujourd’hui, ils sont plus de 10 millions, accusés de voler les emplois des Indiens et de fomenter des complots terroristes. Alors, après les attentats de Bombay, l’achèvement du mur de séparation entre les deux pays est devenu une cause nationale – et un argument électoral.

C’est dans l’Etat de l’Assam que le racisme antibangladais est le plus vif. Là pullulent les partis glorifiant les Assamais de sang pur. Comme le Front uni de Libération de l’Assam, dont les attentats firent 60 morts à Guwahati en octobre 2008. Dans certains districts frontaliers, les immigrés clandestins, qui continuent à s’infiltrer par toutes les brèches du mur au péril de leur vie, seraient plus nombreux que les Indiens. Impossible de les distinguer des Indiens musulmans de langue bengalie. Même physionomie, même accent : rien ne les différencie. Dans le doute, les hindouistes ostracisent tout ce qui porte une barbe. «Il faut fermer hermétiquement la frontière, autrement nous, les Assamais, nous allons être noyés sous le flot des immigrés, qui finiront par demander leur rattachement au Bangladesh», déclare Inamulhok, avocat et animateur d’un mouvement anti-immigrés, qui voudrait construire des murs partout. A la frontière du Népal et du Bhoutan, en particulier, «pour ne pas être envahis par leurs maoïstes».

A Dhubri, un petit bourg frontalier qui s’étire au bord du Brahmapoutre, près de 70% des 700 000 électeurs sont des musulmans, majoritairement originaires du Bangladesh. Pas un n’accepte de le reconnaître. La loi prévoit que tous les immigrés qui sont venus après 1971 doivent être reconduits à la frontière. La chasse aux Bangladais est ouverte et les dénonciations se multiplient. Nurbanu, elle, s’est présentée spontanément au tribunal de Dhubri, une demeure coloniale en bois qui tombe en ruine. Elle jure qu’elle est indienne. Elle voudrait faire effacer le D, la lettre d’infamie qui barre ses papiers d’identité et désigne les citoyens «douteux». La funeste lettre lui interdit de voter et de recevoir les bons d’alimentation que le régime indien offre à ses indigents. Le président du tribunal, le cheikh Shahgaham, accepte en soupirant de fixer une date pour son procès. Des cas litigieux comme celui de Nurbanu, il doit en traiter une cinquantaine par jour. «Qu’est-ce qu’un citoyen indien philosophe-t-il. De part et d’autre de la frontière, les gens sont les mêmes, ils appartiennent parfois à la même famille. Alors mon boulot n’est pas seulement difficile, il est absurde.»

Avec les différentes partitions, les lois régissant la nationalité indienne relèvent du casse-tête. Toute personne née au Pakistan ou au Bangladesh et arrivée en Inde avant 1966 est indienne. Après 1971, elle devient illégale… Ajoutez que la corruption, cette plaie du système politique indien, sévit dans la gestion de l’immigration aussi. Comme les musulmans votent traditionnellement pour le Parti du Congrès, les fonctionnaires acquis à sa cause distribuent généreusement aux musulmans du Bangladesh les cartes d’électeur qui leur confèrent la citoyenneté indienne. «Tout ça est si embrouillé qu’on ne peut pas faire grand-chose, conclut le juge Shahgaham. A moins de construire un immense mur de béton…»

Le «Grand Jeu»

Veena Sikri était ambassadrice d’Inde au Bangladesh jusqu’en 2008. Elle se souvient que le mur était un sujet de tension constant entre les deux pays. Pourtant, on ne peut trouver avocate plus ardente du rideau de fer : «Les clandestins sont le terreau des groupuscules terroristes manipulés par les services secrets pakistanais qui veulent déstabiliser notre pays.» L’ambassadrice évoque avec effroi ce jour d’août 2005 où un commando djihadiste venu du Bangladesh fit exploser des bombes simultanément dans 63 districts du pays. La menace ne vient d’ailleurs pas seulement des fondamentalistes musulmans. Les services secrets indiens en sont convaincus : ici, aux confins orientaux de la péninsule indienne se joue une partie cruciale dans le «Grand Jeu» opposant l’Inde au Pakistan. Derrière tous les foyers d’agitation locaux, Delhi aperçoit la main de l’ISI pakistanaise (Inter-Services Intelligence), qui alimenterait en armes et en argent les tribus insoumises et autres mouvements séparatistes dressés contre le pouvoir central. Mais contre ses ennemis de l’intérieur, l’Inde ne peut pas construire de mur.

Sara Daniel

Le Nouvel Observateur