Reportage

Le défi du président

Ahmadinejad est-il un nouvel Hitler ? La tribune qu’il vient d’offrir à tous les révisionnistes de la planète au cours de sa « conférence de l’Holocauste » rend aux chercheurs et aux intellectuels soucieux d’exactitude et d’apaisement, qui établissaient une différence entre l’antisionisme et l’antisémitisme du président iranien, la tâche de plus en plus difficile. Seul Bruno Tertrais, de la Fondation pour la Recherche stratégique, s’y essaie encore lorsqu’il considère cette conférence comme « une stratégie assez habile de délégitimation de l’existence d’Israël, qui se veut radicalement antisioniste mais qui ne se veut pas empreinte d’un antisémitisme viscéral ».

Que cherche Ahmadinejad par ses provocations antisémites à répétition ? Le Guide suprême, Ali Khamenei, souscrit-il à cette escalade qui scandalise la communauté internationale ? Comme toujours en Iran, à cause de l’extrême opacité du système politique, la question suscite diverses hypothèses qui contiennent toutes une part de vérité. Selon Bruno Tertrais, il s’agit d’abord pour le président iranien de détourner l’attention de la population iranienne des questions intérieures, de la maintenir dans un état de conflit, de solliciter son nationalisme pour qu’elle fasse corps avec un régime de plus en plus impopulaire. Et aussi de lui faire oublier le marasme économique et le chômage alors que des mesures populistes et de façade, comme les primes accordées aux jeunes mariés, n’ont pas apaisé longtemps la ranc?ur des Iraniens. Ahmadinejad cherche également à accroître dans les pays musulmans sunnites un prestige et une popularité qui lui font de plus en plus défaut à domicile, comme viennent de le montrer les résultats des élections municipales iraniennes.

Enfin, dans un pays où le pouvoir est atomisé entre plusieurs instances, il s’agit aussi d’éclipser ses rivaux, comme l’ex-président de la République, l’ayatollah Rafsandjani ? grand vainqueur des élections municipales ?, que le Guide suprême Ali Khamenei fait parfois mine de préférer au président Ahmadinejad. Au ministère des Affaires étrangères iranien, on se félicite de cette rhétorique agressive à l’égard d’Israël : d’abord, parce qu’on ne croit guère à une sanction militaire des Américains, englués dans le bourbier irakien ; ensuite, parce que les hauts fonctionnaires du ministère considèrent le tapage médiatique provoqué par la conférence comme une manifestation supplémentaire de la puissance de l’Iran dans le monde.

Autre explication avancée à l’attitude de Mahmoud Ahmadinejad : son mysticisme totalitaire serait lié à son obsession pour le Mahdi, l’imam caché, au centre de la piété chiite, qui reviendra sauver le monde à la fin des temps. Chercheur à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales, Farhad Khosrokhavar rappelle que lorsque Ahmadinejad était maire de Téhéran, en 2004, il avait incité le conseil municipal à construire une grande avenue en guise de préparation à la venue du Mahdi. Une année plus tard, en tant que président, il consacrait 17 millions de dollars à l’érection d’une mosquée en mosaïque bleue à Jamkaran. C’est dans le puits de cette mosquée que le Mahdi est censé apparaître à son retour. « Ce type de mentalité vous rend très fort, explique Amir Mohebian, journaliste politique du quotidien ?Resalat?. Si je crois que le Mahdi va arriver d’ici à trois ou quatre ans, pourquoi agirais-je avec ménagement ? C’est au contraire le moment de se montrer fort, pur et dur. »

Paradoxalement, pourtant, l’Iran est peut-être le pays le moins antisémite du Moyen-Orient. Après Israël, c’est en tout cas celui

qui abrite la plus forte communauté juive : de 20 000 à 24 000 personnes. Près de 10 000 juifs vivent à Téhéran, où les écoles

talmudiques accueillent 2 000 étudiants, tandis que l’Association juive gère des hôpitaux et possède plusieurs immeubles. A les entendre, les juifs de Téhéran ne vivent pas plus mal que les autres Iraniens, et certainement pas plus mal que les membres des autres minorités, notamment les Kurdes, qui sont la bête noire du régime. Les soirs de fête religieuse, la grande synagogue de Yossefabad, gardée par un unique policier, est pleine à craquer. Bien sûr, certains emplois sont interdits aux juifs, qui sont à la merci d’une accusation d’espionnage comme celle qui avait visé treize habitants de Chiraz en avril 2000. Mais le député juif au Parlement iranien Maurice Motamed a rencontré à plusieurs reprises Ahmadinejad, qui lui a promis d’allouer à sa communauté la subvention destinée aux minorités ! Dans le bazar de Téhéran, de nombreux juifs vaquent à leurs affaires, visiblement bien intégrés, tandis que leurs partenaires musulmans conspuent les « Arabes », qui, en Iran, sont souvent rendus responsables de tous les maux. Bien sûr, comme tous les groupes singuliers, les juifs sont à la merci du bon vouloir des mollahs, qui peuvent selon les cas offrir leur statut en exemple aux étrangers ou les frapper durement. En dépit de ce risque, nombre de juifs iraniens, nationalistes et attachés à leur pays, sont réticents à partir pour Israël, dont la situation leur semble aussi incertaine que celle de l’Iran.