Interview
La doctrine Poutine
Entretien avec le philosophe Michel Eltchaninoff
Au début du mois de janvier 2014, les hauts fonctionnaires russes reçoivent des ouvrages de philosophie. Un cadeau de Poutine, donc une lecture obligatoire… Le président russe est-il contre toute attente un intellectuel ?
Poutine est surtout un sportif et un président très occupé qui a peu de temps pour lire. Mais il n’est pas non plus un ex-agent du KGB « bas de plafond ». Il a étudié à la faculté de droit de Leningrad. Surtout, comme tous les citoyens de l’URSS, il a été élevé dans la révérence des livres et des intellectuels, qu’il se plaît à citer dans les grandes occasions.
A partir de son retour au Kremlin, en 2012, qui s’est déroulé sur fond de grandes manifestations de l’opposition, il a eu besoin de béquilles
idéologiques pour mobiliser ses concitoyens. Du coup, il a tiré des fils profondément enfouis dans la pensée russe, plus précisément certains de ses aspects qui servent sa politique.
Avec Poutine, écrivez-vous, la Russie est de nouveau le nom d’une idée. Que voulez-vous dire ?
L’Union soviétique était un nom de pays conceptuel.
Depuis la chute de l’URSS, certains aimeraient toujours que la Russie soit davantage qu’un pays. Cette tentation est, depuis longtemps, très présente
dans la culture russe. Chez Dostoïevski, par exemple, les personnages sont hantés par des idées qu’ils jugent plus essentielles que leur propre existence.
Ils veulent être davantage que des individus guidés par la seule recherche du confort. Poutine souhaite aujourd’hui mobiliser son pays sur autre chose qu’une vie tranquille. La Russie est un pays extrêmement corrompu, où les problèmes sociaux sont toujours nombreux : pauvreté, difficulté d’accès à une éducation et à une médecine de qualité, sans compter la récente chute du rouble… Poutine cherche à embrigader le peuple derrière une grande idée nationale qui permettrait aux Russes de supporter la crise et de désigner des boucs émissaires. Le recours aux philosophes lui permet de
consolider cette « grande idée ».
Qui est cet Ivan Ilyine que cite souvent Poutine dans ses discours ?
Mort en 1954 et auteur de « Sur la résistance au mal par la force », Ilyine est un intellectuel anticommuniste, idéologue des officiers blancs les plus
réactionnaires. Mais il se montre également très critique à l’endroit des démocraties libérales. Il sera même un moment fasciné par le nazisme. Son recueil d’articles intitulé « Nos missions » a été redécouvert par le cinéaste fétiche de Poutine, Nikita Mikhalkov, qui a réalisé un documentaire sur lui. Dans ce livre, Ilyine dresse un portrait du chef idéal qui pourrait apparaître après la chute du communisme. Il est fascinant de voir à quel point ce tableau ressemble à un portrait prémonitoire et flatteur de Poutine : un guide qui s’élève au-dessus de la démocratie formelle, de ses formes abstraites et de ses calculs mesquins, et qui enthousiasme son peuple. Ilyine promeut une sorte de salazarisme russe. Poutine, au contraire de nos dirigeants, a le temps pour lui. Il est au pouvoir depuis 1999 et le sera peut-être jusqu’en 2030 ! Son régime ne saurait, dans ces conditions, se calquer sur les démocraties occidentales. C’est pourquoi Poutine renoue avec une apologie de la démocratie d’acclamation, prônée par Ilyine ou le philosophe allemand Carl Schmitt.
Quels sont les autres penseurs russes qui ont inspiré le tournant idéologique de Poutine ?
Il y a Constantin Leontiev (1831-1891), le « Nietzsche russe ». Il méprise la démocratie, la liberté, la laïcité et le confort occidental. Il explique que l’Europe est entrée en décadence depuis la Renaissance en tournant le dos à ses racines chrétiennes. En le sollicitant, Poutine espère convaincre l’Europe, qu’il juge fatiguée de la démocratie libérale, de le suivre dans un renouveau conservateur. Cela explique l’obsession homophobe du président russe : le mariage homosexuel en Europe le conforte dans l’idée que les Occidentaux sont dégénérés.
Pour lui, c’est la preuve que le cycle inauguré par les années 1960 a conduit à la décadence. Cette idée fait mouche auprès des adeptes d’Eric Zemmour
et des nouveaux admirateurs du président russe. Poutine est convaincu que l’Europe et le monde sont en train de changer de paradigme idéologique : n’assiste-t-on pas à un retour de l’identitarisme, en Inde France avec Marine Le Pen ?
Or, d’après Poutine, pour éradiquer une bonne fois la pensée politique
libérale, la Russie est indispensable. C’est elle qui porte haut et fort, en Europe, ce conservatisme identitaire.
Les conseillers du Kremlin ont également une prédilection pour Nicolas Danilevski (1822-1885), un auteur qui prône la « voie russe ». Il explique que les Russes sont différents par essence des autres peuples. Et qu’ils représentent l’avenir du monde. La Russie doit donc assumer sa différence
et même son hostilité à l’Occident. La « voie russe » est une idée qui séduit de plus en plus Poutine. Pour preuve, son discours de mars 2014 dans lequel il tente de justifier l’annexion de la Crimée. Dans cette adresse, il affirme que depuis trois siècles l’Occident essaie de repousser la Russie « dans un coin » et qu’elle doit désormais arrêter de se laisser faire.
Il y a enfin Lev Goumilev (1912-1992). Cet intellectuel soviétique, qui a connu le Goulag, se veut avec Narendra Modi ou en l’héritier de l’eurasisme, un mouvement créé dans les années 1920 qui vise à affirmer l’union naturelle des Slaves orthodoxes et des populations turcophones
musulmanes d’Asie centrale. Très célèbre dans son pays, Goumilev a élaboré le concept de « passionarité ». Dans un mélange de scientisme et de mysticisme, il croit à l’existence d’une énergie cosmique provenant du soleil, des êtres vivants, des minéraux. Selon lui, elle s’incarne désormais dans les peuples de l’Eurasie. Poutine cite cette notion de « passionarité », qui, pense-t-il, signe la supériorité russe. Le but des tenants de l’eurasisme aujourd’hui est de bâtir un empire de la terre qui s’opposerait à l’empire de la mer, c’est-à-dire au monde anglo-saxon, et qui représenterait un nouveau
pôle de domination mondiale. Poutine a commencé à concrétiser ce concept d’eurasisme avec son projet d’Union eurasiatique, qui vient d’être officiellement lancée avec le Kazakhstan, la Biélorussie et l’Arménie. Ce grand marché a vocation à s’étendre et à concurrencer l’Union européenne.
Pour Poutine, l’extension de l’empire russe est donc un objectif concret et pas seulement un fantasme ?
Poutine, qui a refusé tout examen critique du siècle soviétique, veut avant tout réconcilier les Russes, ceux qui ont soutenu le soviétisme et ceux qui l’ont combattu ou en ont souffert. Or quel est le seul point commun entre la Russie blanche prérévolutionnaire, orthodoxe et tsariste, et la Russie rouge,
athée et communiste ? C’est l’idée d’empire.
Dans la tête de Vladimir Poutine, jusqu’où s’étendrait cet empire ?
Le président russe tient à demeurer un dirigeant politique imprévisible. C’est pourquoi il met en avant dans ses discours un impérialisme à géométrie variable. Il exalte tantôt la défense des Russes, ou celle des russophones, tantôt la solidarité panslave, la fraternité orthodoxe, ou encore la nostalgie soviétique… Il a par exemple promu la notion de « Ruski Mir », de « monde russe ». Selon lui, il faut non seulement « défendre » les russophones et les Russes de l’« étranger proche », notamment ceux des anciennes Républiques soviétiques, mais également tenter de faire de tous les « Russes de l’étranger » des agents d’influence.
Dans cette perspective, on peut penser que, outre l’est de l’Ukraine, le Kazakhstan (qui comporte plusieurs millions de russophones) n’est pas à l’abri des visées du Kremlin. Ni certains pays Baltes comme l’Estonie ou la Lettonie. Mais Poutine peut aller au-delà. L’Ossétie et l’Abkhazie géorgiennes ne sont pas peuplées de Russes et pourtant elles sont désormais sous influence russe après l’invasion de la Géorgie en 2008.
Pensez-vous que Poutine pourrait renoncer à ces idées dangereuses ?
Même s’il le voulait, ce ne serait pas évident aujourd’hui. Il s’est de plus en plus enfermé dans une idéologie. Il a hystérisé son peuple. La désescalade
sera difficile.