Reportage

Iran : le carnaval… jusqu’au vote

Iran : Le carnaval jusqu’au vote

C’est une immense rave-party, un embouteillage techno qui paralyse les rues de Téhéran jusqu’au petit matin. Sur l’avenue Vali Asr, la jeunesse dorée de la ville danse sur les capots des voitures, exulte, s’apostrophe, se frôle en s’échangeant des tracts. Les garçons murmurent aux filles des slogans électoraux qui résonnent comme des mots d’amour.

Pendant une courte semaine, campagne électorale oblige, la République islamique a assoupli les règles et bridé sa police des moeurs. Dans les grands parcs de la ville, il arrive que les partisans du président Mahmoud Ahmadinejad et ceux de son principal concurrent, l’ancien Premier ministre Mir Hossein Moussavi, se lancent des invectives. Mais l’élection sert surtout de prétexte à faire la fête. «C’est notre lucarne de liberté, alors on en profite», explique Ali en se déhanchant. Il rêve d’un Iran débarrassé du «dictateur». «Bye- bye, Ahmadinejad», chante-t-il en faisant les yeux doux à sa voisine, une jeune artiste dont le mini-foulard vert, la couleur du candidat réformateur, trahit ses préférences. «Moussavi, c’est notre petit Obama à nous. Bo Moussavi, bi mousari [avec Moussavi, sans le foulard] », scande à son tour Rahele, le bras levé. «Quel carnaval ! commente Hossein, que le spectacle de cette catharsis collective rend amer. Qu’ils soient de l’opposition ou non, c’est toujours le régime qui impose les candidats. Et je devrais m’enthousiasmer pour eux ?»

Travées séparées

A Enghelab Stadium, à l’ouest de Téhéran, ils sont 20 000 jeunes à être venus écouter leur héros, Mir Hossein Moussavi. Les garçons ont les cheveux gominés au gel vert, les filles sont moulées dans des tuniques vertes. Les slogans fusent. «Même s’ils bourrent les urnes, c’est toi, Mir Hossein, qui vas gagner», répète la foule. Ou encore : «Débarrassez-nous de la police politique.» Surtout, ils crient leur joie d’être si nombreux, même si, dans le stade, garçons et filles occupent des travées séparées. Mais un problème de sono empêche le candidat réformateur de prononcer son discours. Presque une chance pour ce technocrate sans charisme qui bute sur chaque phrase et dont même les partisans se demandent à mi-voix comment il a pu être autrefois le Premier ministre de l’ayatollah Khomeini. Au même moment, plus de 200 000 personnes sont rassemblées sur la grand-place d’Ispahan pour acclamer le président Ahmadinejad, qui est, lui, un excellent tribun. En outre, ce Chávez islamiste contrôle les bassidji, ces militants révolutionnaires qui quadrillent le pays, et il peut aisément mobiliser de 7 à 10 millions de votants. Pour avoir une chance de battre cet animal politique, il faudrait que Moussavi attire à lui une bonne partie des 48% d’électeurs potentiels qui ne votent jamais. Ce qui est tout sauf certain.
Pourtant, au-delà du choix du futur président de l’Iran, il apparaît déjà évident que cette élection marquera un tournant dans l’histoire de la République islamique. «C’est la première fois qu’une campagne électorale échappe à ce point à ceux qui l’ont orchestrée. Car chaque candidat a prêché un retour aux sources de la révolution, en la jugeant dévoyée, analyse Ahmed Salamatian, ex-député d’Ispahan. Cette nostalgie des premiers temps du régime ouvre un processus qui peut devenir très déstabilisateur.»

Au cours des dix-sept heures de débat télévisé dont disposaient les concurrents adoubés par le Guide suprême, la République islamique a lavé son linge sale devant les caméras. Etrange dictature, tout de même, qui permet à l’opposition d’accuser le président de mensonge, et les principaux dignitaires du régime d’être des voleurs ou des mafieux… Plus significatif encore, deux des trois candidats qui se présentent contre Ahmadinejad, Mehdi Karoubi et Mir Hossein Moussavi, ont appelé à une réforme constitutionnelle. Et lorsque, dans leurs réunions publiques, on scande : «Mort au dictateur !», tout le monde comprend qu’au-delà d’Ahmadinejad c’est le Guide suprême lui-même qui est visé.

Mais paradoxalement c’est la campagne d’Ahmadinejad qui a le plus secoué l’establishment de la République islamique. Au cours de la campagne précédente, le président avait déjà dénoncé les turpitudes des mollahs. Cette fois, il a aussi exhibé des dossiers et livré des noms en pâture, comme celui du plus puissant et du plus riche d’entre eux, l’ancien président Hachemi Rafsandjani. Or ces critiques ont rejailli sur le premier des mollahs, Ali Khamenei. «Si Ahmadinejad remporte encore les élections, il y aura à terme un conflit entre le Guide suprême et son poulain», assure un responsable politique. Au cours de son mandat, le président sortant a souvent résisté aux directives de l’architecte en chef du régime. S’il gagne une nouvelle fois, il sera tenté de prendre encore plus ses distances. Si bien que, quel qu’en soit le résultat, le Guide suprême risque d’être le seul grand perdant du scrutin.