Reportage
interview IRAN “Même Moussavi ne s’attendait pas à un mouvement d’une telle ampleur”
Pourquoi ce revirement ?
– Les partisans de Moussavi vont beaucoup plus loin que lui. Il est comme poussé par eux à prendre cette stature qu’on ne lui connaissait pas. Les manifestations ont surpris tout le monde : personne, y compris Moussavi, ne s’attendait à ce que le mouvement prenne une telle ampleur.
Dès l’annonce des résultats de l’élection, des petits groupes se sont formés spontanément à tous les coins de rues, dans l’attente d’un mot d’ordre. Ce n’est qu’ensuite que Moussavi a contesté le résultat. Dans le même temps, les partisans du régime ont eux aussi commencé à occuper le terrain. Des affrontements ont éclaté, tandis que la police anti-émeute se mettait à charger les opposants. En fait, depuis samedi, c’est une démonstration de force de la part des deux camps, qui cherchent chacun à légitimer a posteriori l’élection.
On peut néanmoins envisager un autre scénario concernant la manifestation de lundi. Est-ce que tout cela est arrangé ? Moussavi a rencontré le guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, et ce dernier l’a appelé à calmer le jeu. Peut-être Moussavi, ne pouvant dissoudre brutalement le mouvement porté par ses partisans, a-t-il décidé de se rendre à la manifestation pour apaiser la situation ?
De nombreuses pressions sur les journalistes étrangers ont été rapportées. Rencontrez-vous aussi des difficultés à travailler ?
– L’atmosphère est très tendue, mais on parvient à travailler. Pendant quelques jours, on a vécu quelque chose d’incroyable. On faisait ce qu’on voulait. Dans la rue, tout le monde se parlait. Les manifestants des deux bords venaient nous voir pour essayer de nous gagner à leur cause respective. Mais le régime a repris les choses en main avec les affrontements : on est soumis à une surveillance accrue, à des contrôles d’identité, etc. Les étrangers sont perçus comme des ennemis du régime, soupçonnés de fomenter avec l’opposition une révolution de velours. Ahmadinejad n’a d’ailleurs cessé de le rappeler dans ses discours. Cela n’empêche toutefois pas les deux camps de continuer de venir vers nous dans la rue.
Ahmadinejad a officiellement été réélu avec 63% des voix. Un résultat à mettre sur le compte de la fraude dénoncée par Moussavi, sur une opposition trop faible, ou tout simplement sur la popularité du président sortant ?
– Je pense que ce score tient à ces trois raisons à la fois. Ahmadinejad est bien plus charismatique et populaire que Moussavi : ses meetings rassemblent au moins le double de partisans que ceux de Moussavi. Ahmadinejad plaît parce qu’il est charmeur, proche de la population, il fait comme s’il était le vendeur de la boutique d’à côté ? je l’ai d’ailleurs vu passer dans une voiture qui ne payait pas de mine ?, et c’est tout le contraire des mollahs richissimes qui ont accaparé les richesses du pays.
Pour ce qui est des fraudes, il est difficile de se prononcer. On a assisté à un exercice bizarre : la tenue d’élections dans un régime non démocratique? Ce qui est sûr, c’est que le régime n’a pas facilité la tâche à Moussavi. Il n’a pas arrêté de lui mettre des bâtons dans les roues : un micro qui ne fonctionnait pas pendant un meeting, des sites soutenant Moussavi bloqués? Mais il n’y a pas que Moussavi : le candidat réformateur Mehdi Karoubi a fait un score ridiculement bas, qui laisse penser qu’il a pu être victime de fraudes. Reste qu’Ahmadinejad n’a peut-être pas eu en vérité 63% des voix, mais ses partisans sont néanmoins plus nombreux et plus disciplinés que ceux de Moussavi. Le mouvement pro-Moussavi n’est, lui, pas structuré et il n’a pas de parti politique.
Y a-t-il des raisons de croire que le mouvement va perdurer ?
– C’est très difficile à dire. On n’a jamais vu ça. Le mouvement n’est pas circonscrit à Téhéran et aux petits bourgeois du nord de la capitale, il déborde dans plusieurs autres villes. Il semble rassembler tous ceux qui contestent le régime : même des Iraniens qui ne sont pas allés voter, car ils ne croyaient pas dans ces élections, sont descendus dans la rue. Ils ont l’air très déterminés et font preuve d’un sacré courage en affrontant ainsi le régime. Les deux camps mettent en évidence une fracture sociale, économique et religieuse : le tiers du pays qui a voté pour Moussavi est plus aisé, tandis que les électeurs d’Ahmadinejad sont plus modestes, plus endoctrinés. Les pro-Moussavi commencent à remettre en question le système. Moussavi a même évoqué, en filigrane, la séparation du religieux et du politique. Ce qui a fait très peur au régime. On peut s’attendre à une redoutable répression, car, à l’évidence le régime est plus fort que les manifestants ? les arrestations massives ont déjà commencé. Mais elle risque de faire des dégâts. Demander à un tiers de la population de ravaler sa colère peut avoir des effets à moyen terme.
Il est possible aussi que le régime ait laissé les choses déborder pour mieux pouvoir contrattaquer en brandissant ainsi le spectre d’une révolution. Alors qu’il est en train de perdre son ennemi américain depuis l’arrivée au pouvoir d’Obama, qui cherche l’apaisement, il peut vouloir créer un « ennemi intérieur ».
Interview de Sara Daniel par Sarah Halifa-Legrand
(Lundi 15 juin)