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Le double jeu du Pakistan

Le double jeu du Pakistan

La mort de Ben Laden va-t-elle marquer la fin de la tolérance des Américains pour les petits arrangements des Pakistanais avec les terroristes?

Savez-vous où se trouve Ben Laden? » Au Pakistan, c’était la question à ne pas poser, le comble de la mauvaise éducation lorsqu’on s’entretenait avec les directeurs des écoles coraniques ou les imams des mosquées des zones tribales, qui s’empressaient alors de reconduire sèchement leur visiteur trop curieux. Non, pour voir se dessiner un sourire sur les visages barbus des cheikhs sympathisants d’Al-Qaida, il était vivement recommandé, dans la récitation des formules de politesses, de s’enquérir de la santé du terroriste. – « Comment va le Cheick Oussama? – Grâce à Dieu, il est en très bonne santé, merci!»

C’est ce que m’avait répondu en 2007 le maulana Muhammad Yousouf Qureshi, le mollah de la plus ancienne mosquée de Peshawar, qui venait alors d’offrir un million de dollars à toute personne qui assassinerait le dessinateur danois, auteur des caricatures du Prophète. «Il va aussi bien que les talibans », avait poursuivi ce religieux, qui assurait avoir des nouvelles régulières de l’homme le plus recherché au monde et allait jusqu’à prétendre que c’était le président Musharraf lui-même qui veillait à la sécurité de son héros: « La dernière fois qu’il est venu me voir, le président m’a dit qu’il devait faire semblant d’aider les Américains, mais que c’était pour Oussama et pour les talibans qu’il avait de la sympathie!»

« Comment va Ben Laden?» C’est encore la question que j’avais posée à Omar Khattab, un des talibans auteurs du guet-apens d’Uzbin en Afghanistan, qui avait coûté la vie à dix soldats français. Il habitait dans une maison cossue de Peshawar avec sa femme et ses enfants lorsqu’il ne partait pas se battre de l’autre côté de la frontière, en Afghanistan, contre les forces de l’Otan. «Il vit paisiblement, comme nous, grâce au Pakistan dont les militaires – Dieu les garde nous encouragent à mener le djihad contre les infidèles qui occupent l’Afghanistan », avait répondu le taliban, éliminé depuis par un membre de ces services secrets qui pullulent dans la région.

« Je pense qu’il est inconcevable que Ben Laden n’ait pas bénéficié d’un système de soutien dans le pays qui lui a permis de rester là pendant longtemps .»

JOHN BRENNAN, principal conseiller antiterroriste du président Barack Obama

Le gouvernement pakistanais ou ses services secrets, l’Inter-Services Intelligence (ISI) ont-ils protégé le terroriste le plus recherché au monde, comme l’affirment certains de ses sympathisants? Dans ce pays gangrené par l’extrémisme, qui a fait du soutien aux talibans l’axe principal de sa politique étrangère, mais dont l’armée ne survit que grâce aux perfusions de dollars américains, la capture d’Oussama Ben Laden, à 60 kilomètres de la capitale du Pakistan et à 700 mètres d’une académie militaire, dévoile aux yeux du monde entier ce double jeu dans lequel s’est engagé Islamabad depuis le 11 septembre 2001.

Comment s’imaginer en effet que Ben Laden ait pu vivre dans cette demeure d’Abbottabad entourée de murs de 5 mètres de haut surmontés de barbelés, dans une ville abritant trois régiments de l’armée pakistanaise sans que l’ISI ne soit au courant? C’est justement parce qu’il aurait dû quitter les zones tribales pilonnées par les bombes américaines que Ben Laden se serait fait prendre, avancent certains experts. Une analyse peu convaincante, selon les représentants de ces zones, qui expliquent que dans les montagnes frontalières du Pakistan et de l’Afghanistan, on sait tout ce qui se passe, qui contrôle quoi et qui se cache où…

Déjà, en 2008, le président George Bush, prévenu par son directeur des renseignements des nombreux contacts qu’entretenaient un colonel pakistanais de l’ISI et Siraj Haqqani, le principal chef de l’armée des talibans, exprimait dans sa langue fleurie tout le mal qu’il pensait de la duplicité des Pakistanais: « On arrête déjouera ce jeu. Ces fils de putes tuent des Américains, j’ai eu ma dose. » Mais les conditions de l’arrestation de Ben Laden prouvent que rien n’a changé depuis le coup de sang de l’ancien président américain.

Comment en est-on arrivé là, presque dix ans après le 11 septembre 2001, alors que les Etats-Unis avaient fait du Pakistan leur allié privilégié dans la lutte contre le terrorisme, lui octroyant même plus de 10 milliards de dollars d’assistance militaire? « C’est consternant de voir à quel point les Américains ont été dupés par Musharraf. Il leur a fait croire qu’il pourrait mettre de l’ordre dans les zones tribales alors qu’il n’en avait ni les moyens ni la volonté», analyse le journaliste pakistanais Ahmed Rashid, l’un des meilleurs spécialistes des talibans. Un ancien haut gradé de l’armée décrit bien la perte de contrôle du pouvoir central sur les frontières: «Jusqu’en 2006, j’ai réussi à contrôler plus ou moins la situation en m’appuyant sur les tribus, confie Mehmud Shah. Mais, à partir de 2006, le président Musharraf s’est tellement affaibli qu’il a dû donner des gages aux religieux afin d’obtenir leur soutien électoral et la situation est devenue incontrôlable. »

Et puis le Pakistan n’a jamais cru que les Américains resteraient très longtemps en Afghanistan. S’ils se retirent, comme ils l’ont déjà fait à la fin de la guerre froide en 1989, Islamabad redoute que l’Iran et l’Inde n’occupent l’Afghanistan. La peur de l’encerclement: c’est ce qui explique l’aide apportée par le Pakistan aux talibans et aux extrémistes d’Al-Qaida.
Elu président de la République le 9 septembre 2008, Asif Ali Zardari déclare vouloir donner à ses « amis occidentaux» des gages de la nouvelle politique du pays vis-à-vis de cette guerre contre le terrorisme qui, dit-il, est aussi devenue « la guerre du Pakistan ».

C’est dans ce contexte que Zardari procède à de nouvelles nominations à la tête de l’obscur et inquiétant ISI. Et pourtant rien ne change vraiment avec l’élection de ce président trop faible qui sera contraint, comme son prédécesseur, Pervez Musharraf, de nouer des accords avec ces fondamentalistes, qui le haïssent. Zardari n’a-t-il pas autorisé la reconstruction de la Mosquée rouge, rasée en juillet 2007 parce qu’elle était devenue, au coeur de la capitale, un bastion des combattants du djihad, un centre d’études coraniques dont les étudiants n’hésitaient pas à kidnapper des citoyens au nom de la guerre sainte?

Aujourd’hui, le dôme de la mosquée est blanc, mais le mémorial aux martyrs de la Mosquée rouge, qu’il abrite, et le discours des Zardari, fidèles, tous restés en contact avec l’ancien maulana de la mosquée qui se présentait comme un ami de Ben Laden, montrent clairement qu’on protège toujours, ici, les talibans et Al-Qaida contre un gouvernement dont on espère la disparition prochaine.

«Bien que les événements de dimanche ne soient pas le fruit d’une opération conjointe, une décennie de coopération et de partenariat entre les Etats-Unis et le Pakistan ont mené à l’élimination d’Oussama Ben Laden, synonyme de menace permanente contre le monde civilisé.»

ASIF ALI SARDARI, président du Pakistan

Par ailleurs, Abdul Qadeer Khan, le père de la bombe pakistanaise, qui a participé à un trafic d’armes nucléaires à destination de la Libye, de la Corée du Nord et de l’Iran est, depuis 2009, libre de ses mouvements. Les auteurs de l’attentat de l’hôtel Marriott, qui a causé 55 morts en 2008 à Islamabad, n’ont pas été inquiétés. Et l’instigateur de l’attentat de Bombay, qui a fait 173 morts et plus de 300 blessés en novembre 2008, Hafz Muhammad Saeed, fondateur du groupe de combattants pour la libération du Cachemire, Lashkar-e-Taiba (« l’Armée des purs »), a été relâché par les autorités pakistanaises. C’est dans ce contexte extrêmement tendu entre les Pakistanais et les Américains qu’a eu lieu la capture de Ben Laden, sans que les autorités pakistanaises aient été averties du raid d’Abbottabad. Et on comprend pourquoi…

La duplicité du Pakistan n’a plus de secret pour l’administration Obama: lors de sa dernière visite à Islamabad, Hillary Clinton s’était étonnée que les services secrets pakistanais n’aient pas réussi à localiser Ben Laden. Pourquoi, dans ces conditions, la patronne de la diplomatie américaine a-t-elle éprouvé le besoin de remercier le Pakistan pour sa coopération, qui «a contribué à nous conduire à Ben Laden et au complexe dans lequel il se cachait»? Est-ce une façon de mettre le pays de tous les dangers au pied du mur? De prévenir l’Etat pakistanais, qui a toujours considéré les talibans et ses comparses comme des alliés objectifs – soit pour frapper l’Inde, l’ennemi congénital, soit pour contrôler l’Afghanistan, arrière-cour qui lui offre une profondeur stratégique face à New Delhi… – qu’il devra désormais choisir son camp et surtout imposer ses choix à son opinion publique? «Les Pakistanais vont devoir prouver qu’ils ne savaient pas que Ben Laden était là », a exigé le sénateur indépendant Joe Lieberman, président de la commission de la Sécurité intérieure.

Et si la mort de Ben Laden entraînait la fin de la tolérance incompréhensible des Américains pour les petits arrangements des Pakistanais avec les terroristes? Dans ce cas, la disparition de l’ennemi public américain pourrait marquer un tournant aussi décisif dans la région que la vague des révolutions dans le monde arabe. Un changement qui pourrait accélérer un retrait des troupes de l’Otan en Afghanistan, tant il est vrai que le sort du confit afghan se joue au Pakistan. Un pays qui détient la bombe atomique et abrite ce qui reste aujourd’hui de l’état-major d’Al-Qaida.

SARA DANIEL