Reportage
Iran : le coup d’Etat permanent
Alors que les menaces de la communauté internationale se font de plus en plus précises sur l’Iran, Ali Khamenei, le Guide suprême de la République islamique, envisage-t-il de sacrifier son intransigeant président Ahmadinejad sur l’autel des exigences occidentales ? Dans ce pays qui a érigé en philosophie politique la takkiya – le pieux mensonge qui autorise à dissimuler sa foi quand guette le danger -, on en était réduit jusqu’ici aux conjectures. Aujourd’hui, les signes de la discorde sont clairement perceptibles. Ils le sont dès la sortie de l’aéroport, dans les voitures des dignitaires du régime qui imposent le silence aux visiteurs étrangers par peur des oreilles indiscrètes de l’autre camp. Ensuite, dans les appartements où l’on s’amuse à repérer les emplacements des micros cachés par des officines concurrentes. En dehors même du cercle du pouvoir, à l’opacité légendaire, la prudence filtre dans les remarques, toujours polies, que s’adressent les membres de la nomenklatura. Dans la presse partisane où l’obséquiosité est la moindre des politesses, il faut guetter les bémols aux panégyriques pour comprendre que, dans le clan des conservateurs iraniens, les couteaux sont tirés.
Dans le journal ultraconservateur et proche du Guide suprême «Kayhan», par exemple, Hossein Shariatmadari, son rédacteur en chef- qui nous avait assuré il y a trois mois de son soutien indéfectible au président jusque dans ses remarques les plus sulfureuses sur la nécessaire éradication de l’Etat d’Israël -, ose aujourd’hui gronder son mentor. Alors que le bureau de la présidence présente la prestation d’Ahmadinejad à l’université de Columbia, à New York, comme une victoire plus importante que celle de Fao, dans le Chatt al-Arab, en 1986 – où, 650 000 bassidji et gardiens de la révolution (pasdarans) avaient défait l’armée irakienne -, Hossein Shariatmadari, dont on dit en Iran qu’il a plus de pouvoir que les ministres du fait de ses liens avec les services secrets, intitule son édito : «Il faut savoir garder la mesure». Une mise en garde qu’il n’avait pas jugée nécessaire lorsque le président avait évoqué le halo de lumière qui était descendu sur sa tête à New York. Pour tous les exégètes de la vie politique iranienne, le sens secret de tout cela est clair : entre le Guide suprême et le président, rien ne va plus.
Paradoxe à la persane . Jamais un président de la République islamique n’avait eu autant de pouvoir que Mahmoud Ahmadinejad. Il préside sans consulter les nombreuses instances du pouvoir de la République islamique. Il court-circuite les institutions, gouverne par oukases comme lorsque, au cours d’un voyage en Biélorussie, il annonce par téléphone la baisse des taux d’intérêt bancaires dans un pays où l’inflation est galopante, ou lorsqu’il supprime tout simplement le ministère du Plan accusé de discuter l’affectation des dépenses qu’il a décidées ! Surtout, le président place ses hommes. Depuis son élection, c’est une valse des fonctionnaires à tous les niveaux. Renvoyés, le ministre du Pétrole, trop proche de Rafsandjani, ou le directeur de la banque centrale; saqués, les employés des ambassades : «C’est un coup d’Etat progressif qui, petit à petit, rogne les prérogatives du Guide suprême dont Ahmadinejad voudrait réduire le rôle à une fonction symbolique», explique un ancien conseiller du président Khatami.
Dernière en date de ces «reprises en main», le remplacement du chef des négociations nucléaires, Ali Larijani, en pleine crise internationale, par un des fidèles du président, Saïd Jalili. Une décision jugée si sensible que, pour la première fois dans le milieu très feutré des conservateurs iraniens, les proches du Guide suprême contre-attaquent. Conseiller de ce dernier et ancien ministre des Affaires étrangères, Ali Akbar Velayati regrette publiquement la démission de Larijani. Comble d’irrévérence au pays des mollahs, 183 parlementaires complimentent le démissionnaire pour son travail de négociateur. Coup de force du premier religieux du pays : non seulement Larijani accompagnera Jalili à Rome entant que représentant du Guide, mais c’est lui qui mènera les discussions avec le représentant de l’Union européenne Javier Solana, devant son successeur, muet. Quant au ministre des Affaires étrangères Manouchehr Mottaki, un proche de Larijani, dont on avait annoncé le renvoi imminent, il est confirmé dans ses fonctions (voir interview p. 62).
Pourtant, entre Jalili et Larijani, entre les deux groupes de conservateurs, il n’y a pas de divergences sur le dossier nucléaire. Comme la grande majorité des Iraniens, ils; considèrent l’acquisition du savoir-faire nucléaire comme leur droit le plus strict, garanti par leur adhésion aux traités internationaux. Et la classe politique ne voit pas pourquoi l’Iran ne pourrait pas enrichir de l’uranium sur son sol. C’est sur la manière d’atteindre ce résultat que les conservateurs s’opposent, en raison sans doute d’une appréciation différente des risques de guerre. Le président Ahmadinejad, lui, semble convaincu que les Américains, empêtrés dans le bourbier irakien, ne peuvent déclencher de frappes sur l’Iran. C’est ce qui explique le manque de retenue de celui qui émaille ses discours sur le nucléaire de provocations. C’est ce qui explique aussi qu’il écarte d’un revers de la main l’offre du président russe Vladimir Poutine, qui propose d’enrichir l’uranium destiné aux centrales iraniennes sur le sol russe, ce qui offrirait une sortie de crise acceptable pour tous. Adepte d’un autre style, Ali Larijani, lui, temporisait avec une communauté internationale parfois lassée par ses atermoiements diplomatiques : «Larijani a plus de doigté, il vient d’une famille de négociateurs, explique un officiel proche du Guide suprême, rappelez-vous que c’est son frère qui a dénoué la crise ouverte par la fatwa prononcée contre Salman Rushdie…»
En fait, derrière ces dissensions que la République islamique aime à exhiber à l’Occident comme autant de leviers offrant une prise à la négociation, il y a une querelle pour le pouvoir. «Petit à petit, Larijani avait fait du Conseil supérieur de Sécurité nationale d’Iran un gouvernement dans le gouvernement. Ahmadinejad, qui s’en méfiait, lui avait refusé de nouvelles nominations. Alors Larijani, pour la cinquième fois, lui a présenté sa démission. Dans ce contexte de crise, il pensait qu’elle serait à nouveau refusée…», explique un bon connaisseur de la vie politique iranienne. Larijani, qui sera sans doute le candidat des conservateurs anti-Ahmadinejad aux prochaines élections législatives, a-t-il aussi voulu, en démissionnant, adresser un message au Guide suprême ? Celui-ci peut-il prendre le risque d’une fronde contre le président sans déstabiliser la République islamique tout entière ?
Selon un diplomate occidental proche du dossier nucléaire, les conservateurs au pouvoir en Iran ne s’opposeraient que sur la façon d’endormir la communauté internationale : «Ils veulent gagner du temps.» Un temps que n’est pas disposé à leur accorder Israël. «George Bush se passerait bien d’une guerre, mais il suivra Ehoud Olmert, qui n’attendra pas que les 3 000 centrifugeuses iraniennes soient opérationnelles…», estime ce spécialiste du dossier. Quant aux diplomates français, ils renouvellent les propositions faites aux Iraniens : «Si la République islamique accepte de voir son uranium enrichi par un consortium international hors de l’Iran, alors nous l’aiderons à construire des centrales nucléaires. C’est la même proposition qu’a adressée Nicolas Sarkozy à d’autres pays musulmans.»
Chez les Iraniens, la coalition des insatisfaits du président Ahmadinejad s’étoffe. Les bazaris lui reprochent leurs mauvaises affaires, les mollahs leur mise à l’écart et les militaires ont toujours considéré les bassidji comme des voyous illégitimes. Est-ce à dire que l’impact des frappes américaines pourrait être relayé, à l’intérieur, par une révolte de la coalition des mécontents pour déstabiliser le régime ? Rien n’est moins sûr. «Bush a surestimé l’armée de Saddam, mais il sous-estime la nôtre, explique cet ex-politicien iranien, opposant farouche au régime, qui partage son temps entre les Etats-Unis et Téhéran. Quant aux gardiens de la révolution, ce ne sont pas des terroristes, ils représentent une véritable armée d’hommes cruels et déterminés. Vous verrez, si l’on nous attaque, tous les Iraniens s’uniront derrière eux !»
Iran
Capitale : Téhéran.
Superficie : 1 648 200 km2.
Population : 70,27 millions d’habitants.
Population urbaine : 66,9%.PIB par habitant : 8 624 $.
Nature du régime : République islamique.
Chef de l’Etat : Ali Khamenei.
Principales activités économiques : agriculture (blé, riz, betterave à sucre), industrie (pétrole, pétrochimie, textile, gaz naturel), tourisme (1 100Chiffre 2005 millions de $).
Source : «l’Etat du monde 2008
Sara Daniel
Le Nouvel Observateur