Reportage

Ahmadinejad sur la corde raide

L’opposition a-t-elle été réduite au silence?

Devant l’ampleur de la répression, beaucoup avaient prédit l’essoufflement de la contestation. Mais le mouvement de désobéissance civique tient bon. La semaine dernière, malgré les arrestations, les témoignages de tortures et de viols, des milliers d’opposants au régime ont profité des manifestations officielles de solidarité avec les Palestiniens pour défiler. «Le nombre des manifestants a été bien supérieur à ce que nous espérions», commente un adjoint de Mehdi Karoubi, l’un des candidats malheureux à la présidentielle. Et, au-delà de leur exigence de démocratie et de liberté d’expression, les contestataires n’hésitent plus aujourd’hui à mettre en cause la personne et le rôle du Guide de la Révolution, Ali Khamenei. «Il faut séparer la politique de la religion, martèle Reza, un étudiant de Téhéran qui attend avec impatience la reprise des cours. Je suis prêt à mourir pour que l’on puisse enfin être fiers de mon pays, c’est un sacrifice qui en vaut la peine.» Pour la jeunesse iranienne, Mir Hussein Moussavi, le grand battu du scrutin, incarne la soif de changement. Oubliés son passé d’apparatchik du régime et sa campagne timorée. Il s’est révélé dans l’épreuve comme un leader courageux et opiniâtre.

Le régime va-t-il encore accentuer la répression?

L’opposant Mehdi Karoubi détient une première liste de 103 victimes (70 morts que les familles ont dû enterrer à la sauvette et 33 personnes dont on n’a plus de nouvelles). Et un nouveau cap a été franchi avec l’arrestation d’un des collaborateurs de Mir Hossein Moussavi, Alireza Beheshti, fils d’un ayatollah martyr de la révolution de 1979. On assiste aujourd’hui à la cinquième vague de procès staliniens dans lesquels on oblige les accusés à de fausses confessions. «Malgré cette violence, on peut dire que la répression est contenue, commente Ahmad Salamatian, ancien ministre des Affaires étrangères d’Iran réfugié en France. Le pouvoir est prudent, il ne veut pas être assimilé à la Savak, la terrible police politique du Shah…» Un avis partagé par un proche de Mehdi Karoubi: «Je ne crois pas qu’ils oseront arrêter les grandes figures de l’opposition maintenant. Le coût politique serait trop élevé.»

Car s’il demeure un seul désaccord entre le Guide et Ahmadinejad, c’est sans doute sur la force avec laquelle il faut réprimer l’opposition. Une bonne partie du clergé condamne la répression. Même si les mollahs se sont effacés devant les Gardiens de la Révolution, le régime ne peut sans danger les ignorer. Un régime théocratique peut-il se priver de sa légitimité religieuse? Moussavi, qui l’a compris, se rend souvent dans la ville sainte de Qom. Une occasion de s’afficher aux côtés du représentant du plus célèbre ayatollah d’Irak, Ali Sistani, très populaire en Iran.

Le camp conservateur est-il vraiment divisé?

A plusieurs reprises, on a cru discerner des lignes de fracture au sein du pouvoir. Un froncement de sourcil ou une poignée de main sans chaleur du Guide suprême ont fait l’objet d’intenses spéculations. Mais si le passage en force du président Ahmadinejad a pu susciter des critiques dans son propre camp, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Dans ce contexte de crise, il n’y a plus de place pour les nuances ou les courants qui existaient jusqu’ici au sein des conservateurs: le nouveau gouvernement iranien est aux ordres du président.

«Ne l’était-il pas déjà?, s’interroge Frédéric Tellier, spécialiste de l’Iran pour l’International Crisis Group. Pendant son précédent mandat, Ahmadinejad a pu agir en toute liberté, notamment en multipliant par quatre la masse monétaire. Mais il est vrai que dans la situation actuelle où les dirigeants considèrent que la République islamique est en danger, les critiques se feront encore plus rares. Le camp conservateur est sommé d’être uni.»

Et Ahmadinejad peut compter sur l’appui des Gardiens de la Révolution qui ont confisqué aux mollahs l’appareil d’Etat. «Le gouvernement est composé d’un grand nombre d’anciens bassidjis du Front Nord. Es sont très idéologiques. Contrairement à ceux qui ont fait la guerre contre l’Irak, eux, se sont occupés des opposants de l’intérieur, notamment des nationalistes kurdes», explique Bernard Hourcade, directeur de recherche au CNRS.

Pourquoi le régime agite-t-il toujours la menace extérieure?

Plus que jamais, Ahmadinejad semble avoir besoin de grands ou de petits satans. C’est pourquoi il vient de répéter qu’Israël est né «sur une revendication fausse et mythique», en se demandant une nouvelle fois si la Shoah avait vraiment eu lieu, à l’occasion de la journée d’Al-Qods sur la Palestine. L’Occident est indigné mais le régime exulte. «Pourquoi l’Iran changerait-il de registre?, s’interroge un diplomate. Après tout, pendant le premier mandat dAhmadinejad, sa stratégie négationniste a été couronnée de succès. Aujourd’hui, l’Iran a davantage de centrifugeuses. Et la première puissance mondiale lui offre de dialoguer, lui reconnaissant enfin ce rôle de grande puissance régionale auquel l’Iran aspirait!» Et si c’était la proposition de dialogue d’Obama qui, en mettant le régime sur la défensive, expliquait l’ampleur de la fraude électorale et le raidissement du Guide ? «Le régime a été complètement déstabilisé par le changement de ton des Américains. Qu’est- ce qu’on peut dire si l’on ne crie plus «mort aux USA et à Israël» à la prière du vendredi? assure encore Bernard Hourcade. L’ouverture est un danger mortel pour la République islamique. A contrario, les sanctions sont les alliées du régime qui a plus que jamais besoin d’un ennemi extérieur. Le seul bombardement efficace est donc celui de la coopération et des échanges…»

D’ailleurs, deux jours après le président iranien, c’est le Guide suprême lui-même qui évoquera à son tour le «cancer sioniste» qui «ronge le monde islamique». Or jusqu’ici, lorsqu’Ahmadi- nejad lançait ses imprécations contre Israël, on espérait que le Guide suprême se montrerait embarrassé par les vociférations du président. Ses porte-parole eux-mêmes exagéraient les signes de la réprobation du «Grand» parce qu’elle renforçait l’image d’un guide arbitre des factions et des courants de la vie politique iranienne. Et ces petits désaccords entre les dignitaires du régime ne montraient-ils pas le caractère démocratique de la théocratie iranienne? Mais depuis la crise qui a suivi les élections contestées de juin dernier, les ambiguïtés sur la nature du régime sont dissipées. Ali Khamenei, le Guide suprême, a été contraint de sortir du bois. Pour défendre son poulain, il a dû descendre dans l’arène, se salir les mains.

«Qu’est-ce j’en ai à faire, moi, d’Israël? Vous pensez que crier «Mort à Israël» va mettre du pain sur notre table et fournir des emplois à nos enfants?» La semaine dernière, lors du défilé de la journée d’Al-Qods, une femme, malgré l’interdiction, arbore un petit foulard vert, la couleur des contestataires. Elle apostrophe la foule des partisans d’Ahmadinejad, n’hésitant pas à risquer sa vie pour marquer sa désapprobation. C’est pour briser sa détermination, celle aussi de milliers d’autres opposants que le régime resserre ses rangs et s’arc-boute sur sa haine d’un ennemi de l’étranger.

SAKA DANIEL avec Reza B. à Téhéran