Reportage
Sud-Soudan: le pays sans nom
De notre envoyée spéciale
A Juba après le premier jour de scrutin le 9 janvier
C’est une joie contenue, une jubilation discrète, quelques pas de danse esquissés, un air fredonné à mi-voix, des sourires échangés, des mains qu’on serre. Après cinquante ans de guerre civile, 2 millions de morts, 4 millions de déplacés, une terrible famine qui a pavé les routes d’ossements humains, après les pogroms, les villages rasés et les habitants réduits en esclavage, on aurait imaginé que les habitants de Juba, la capitale du Sud-Soudan, marqueraient avec plus d’exubérance ce qu’ils considèrent comme leur libération.
Le référendum d’autodétermination prévu par les accords de paix de 2005 est sur le point de leur permettre de s’affranchir des vexations et de l’ostracisme du gouvernement central de Khartoum. Mais cette première étape vers l’indépendance que l’écrasante majorité des Sud-Soudanais appellent de leurs voeux, ils la célèbrent en retenant leur souffle. Comme s’ils n’osaient pas encore croire qu’ils pourront bientôt s’affranchir de ceux qui les traitaient comme des parias en raison de leur couleur de peau, de leur religion et de leur éloignement. Comme s’il ne fallait pas provoquer la colère du voisin du Nord avant l’annonce des résultats, le 15 février. Déjà, dans la région d’Abyei, zone frontalière entre les deux Soudan et objet de toutes les convoitises du fait de ses terres fertiles et surtout de son pétrole, des échauffourées entre des tribus nomades arabes et des tribus africaines ont fait plusieurs morts. Car ce conflit ethnico-religieux entre un Nord majoritairement arabe et musulman et un Sud noir, chrétien ou animiste, se double d’un enjeu économique: le contrôle des réserves pétrolières, estimées à 2 milliards de barils.
Alors, obéissant aux consignes qui, à chaque coin de la ville, exhortent à une élection pacifique, les habitants du Sud-Soudan font tranquillement la queue, parfois depuis l’aube, devant les bureaux de vote. C’est pour eux un jour de fête, l’occasion aussi de se souvenir de tous ceux qui ont donné leur vie pour enfanter le 193pays du monde. Un pays déshérité, sous-équipé, déjà en faillite avant d’être né et dont le nom même fait l’objet d’un conflit, au point qu’on a repoussé son baptême à plus tard. Mais, au moins, ses habitants ne seront plus considérés comme des citoyens de seconde classe.
Le moindre mal
«John, tu nous manques tellement», lit-on sur les tee-shirts et les petites banderoles arborés par des passants. Cet homme dont ils pleurent l’absence aujourd’hui, c’est John Garang, leur héros, le fondateur du SPLM, le Mouvement populaire de Libération du Soudan, un colonel de l’armée soudanaise entré en rébellion en 1983 contre un régime qui voulait alors imposer la charia, la loi coranique, aux populations animistes et chrétiennes du Sud. Vingt-deux ans et 2 millions de morts plus tard, le gouvernement de Khartoum et les rebelles signent enfin un accord de paix, le CPA, Comprehensive Peace Agreement, le 9 janvier 2005. Garang devient alors le vice-président du Soudan, le plus grand pays d’Afrique. Cet homme, aussi populaire au Nord qu’au Sud, veut réformer l’attitude du pouvoir central vis-à-vis des régions. Mais il meurt quelques mois plus tard dans un accident d’hélicoptère.
C’est dans son mausolée, transformé pour ce moment historique en bureau de vote, que le futur président du Sud-Soudan, Salva Kiir Mayardit, cow-boy endimanché coiffé d’un éternel chapeau de feutre, est venu glisser son bulletin dans l’urne. Devant la modeste tombe de Garang, pavée de carreaux de salle de bains, jonchée de fleurs en plastique et protégée par un auvent en tôle ondulée, se tient une très grande femme entourée de ses enfants, sa veuve, Rebecca de Mabior, ex-ministre du Transport du Sud-Soudan et conseillère de l’actuel président. Les larmes coulent sur son visage: «Pour nous, la séparation marque la fin de ce double apartheid, racial et religieux, que nous faisait subir le Nord, alors je suis heureuse, soupire la femme la plus populaire du Sud-Soudan. Mais je sais que dans les divorces, les enfants souffrent toujours »Elle sait aussi que seul son mari aurait pu empêcher cette partition qui se profile, en obligeant le gouvernement d’Omar Béchir à reconnaître le droit des «Africains» du Sud. «J’étais naïve Je croyais que le Soudan était séparé en deux: au nord les Arabes, au sud les Africains Mais le «docteur John» m’a expliqué que la majorité des Soudanais étaient des Africains «Pourquoi couper le gâteau en deux, alors que c’est le nôtre?» disait-il »
Mais John Garang est mort et avec lui sa vision d’un grand Soudan unifié. Et depuis la signature du CPA en 2005, Khartoum n’a guère tenu ses promesses. «En mettant si peu de bonne volonté à appliquer les accords de paix entre le Sud et le Nord, Béchir a commis une grave faute politique, explique un diplomate occidental. Car c’est le Nord qui va faire les frais de la partition. »Et pas seulement parce que la majorité des ressources naturelles, l’eau, le cadmium et surtout le pétrole, se trouvent du côté sécessionniste. Le risque, c’est aussi la balkanisation du reste du pays. Les Etats du Nil bleu et du Sud-Kordofan, qui se sont battus contre le pouvoir central aux côtés de Garang, vont se retrouver du côté nord de la frontière et seront tentés de proclamer eux aussi leur indépendance. Et puis il y a le Darfour, qui rêve de suivre la voie du Sud-Soudan.
Déjà Hassan al-Tourabi, le compagnon de route de Ben Laden, qui avait, aux côtés de Béchir, engagé l’islamisation forcée du pays, a demandé la tête du président soudanais, très fragilisé par sa mise en examen pour crimes de guerre et crime contre l’humanité par la Cour pénale internationale et qu’il accuse de brader l’unité nationale. «Si la séparation échoue, c’est la guerre, si elle réussit c’est le possible morcellement du pays», résume un fonctionnaire international. C’est donc en choisissant un moindre mal que la communauté internationale s’est résolue à soutenir ce référendum à haut risque. Mais du Caire à New York, personne ne pensait que le scrutin aurait vraiment lieu à la date prévue. George Clooney, l’acteur américain qui se passionne pour la cause du Darfour, est venu assister à ce tournant de l’histoire du Soudan. En observant la longue file des gens venus voter, il se souvient, narquois, du scepticisme des grandes puissances: «Il y a quelques semaines, j’étais ici en même temps que les représentants du Conseil de Sécurité. Tous étaient certains que le référendum serait repoussé! »Et comment les blâmer? Il y a tellement de questions qui ne sont pas résolues. Quel sera, par exemple, le sort des Sud-Soudanais qui continueront à vivre au Nord? Omar Béchir a annoncé qu’en cas de partition, les «Sudistes»pourront s’installer de part et d’autre de la frontière mais que Khartoum soumettra tous les habitants de sa zone à la charia. Qui paiera la dette de 40 milliards de dollars contractée par le Soudan? Le Nord voudrait la voir partagée entre les deux pays. «Nous voulons d’abord savoir où cet argent est allé, rétorque Barnaba Benjamin, le ministre de l’Information du Sud-Soudan. Ensuite, nous nous engagerons à rembourser le montant qui a été investi dans le Sud. » Surtout, comment seront répartis les bénéfices du pétrole? Depuis les accords de paix de 2005, les recettes tirées de leur exploitation sont partagées à égalité entre le Nord et le Sud, même si le président Kiir accuse le gouvernement de Béchir de lui dérober environ un tiers du pactole.
Le ministre de la Coopération régionale, Deng Abr Knol, explique que ce partage continuera après l’indépendance: «Au Sud, nous a vons le pétrole Au Nord, ils ont les infrastructures et les oléoducs qui acheminent le brut à Port-Soudan. Nous avons intérêt à nous entendre Un effondrement économique du Nord affecterait non seulement le Sud mais toute la région, de l’Ethiopie à l’Egypte »Et puis les réserves pétrolières soudanaises s’amenuisent (certains prédisent leur épuisement dans une vingtaine d’années). Les autorités du Sud, qui se montrent d’autant plus disposées au compromis que le pétrole se trouve sur leur territoire, expliquent qu’elles n’ont pas intérêt à se battre pour une ressource en train de se tarir. Mais le noeud de la discorde, ce sont aussi les bassins pétrolifères qui n’ont pas encore été forés et qui sont prometteurs, selon les géologues. C’est la compagnie française Total qui détient aujourd’hui le plus grand bloc d’exploration au Sud-Soudan. Pour des raisons de sécurité, elle n’a pas encore commencé à forer, au grand agacement du président sud-soudanais Kiir, qui s’impatiente.
Autre question non résolue, sans doute la plus grave: le statut d’Abyei. La région, qui produit aujourd’hui un quart du brut soudanais et possède aussi des nappes non encore exploitées, est à cheval sur la frontière entre les deux Soudan. Les accords de paix de 2005 avaient prévu qu’un référendum d’autodétermination se tiendrait dans cette région en même temps que celui qui a lieu en ce moment au Sud. Mais il a été repoussé car les deux parties n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur le fait de savoir si les Massiriya, les tribus arabes nomades venues du Nord, avaient le droit de voter au même titre que les populations sédentaires, les Dinkas. A Abyei, les armées du Nord et celles du SPLA se font face, dans des camps parfois séparés par une centaine de mètres… «Une guerre pourra éclater si les représentants de la tribu Dinka annoncent unilatéralement qu’Abyei appartient au Sud-Soudan », a prévenu le président soudanais.
Aujourd’hui, alors que des affrontements ont éclaté à Abyei, causant la mort de plusieurs policiers, les Sudistes commencent à perdre patience. Sur les marches du tombeau de Garang, le ministre de la Coopération régionale, Deng, qui est aussi le principal négociateur de la question d’Abyei, ne décolère pas: «On sait qui arme les bergers arabes! C’est une violation inadmissible de l’accord de paix par le parti du président Béchir! Nous les avons prévenus: nous ne signerons aucun accord avec eux, ni sur la monnaie ni sur les frontières ou le pétrole, tant que la question d’Abyei ne sera pas résolue » Et le ministre Deng de mettre Khartoum en garde: «Si les forces armées du Nord-Soudan continuent à soutenir ces attaques, nous devrons répliquer. La guerre est imminente » Un pessimisme partagé par certains fonctionnaires internationaux. Ces derniers redoutent que le référendum ne débouche à la fois sur la désintégration du Soudan et sur la reprise d’un conflit qui fut, on l’oublie, dix fois plus meurtrier que celui du Darfour.