Reportage
Quand l’Egypte défie les barbus
Malgré les dénonciations, les tribunaux ont refusé de se soumettre à la loi islamique Texte Quand l?Egypte défie les barbus Aujourd’hui encore, certains crachent par terre lorsqu’ils entendent prononcer son nom. Bien sûr, ce sont ceux qui ne l’ont pas lu qui le haïssent le plus. Si la loi coranique était appliquée en Egypte, Nasr Abou Zeyd, le murtadd (l’apostat), aurait été condamné à mort. C’est le sort réservé à ceux qui « tournent le dos à Dieu ». Mais depuis qu’une loi de 1955 a aboli les cours chargées de faire respecter la charia, le Code pénal égyptien ne prévoit pour ses hérétiques que la déchéance du droit d’héritage et l’annulation du mariage. Alors pour continuer à vivre avec sa femme, l’universitaire a dû s’exiler aux Pays-Bas. Il sait aussi que l’épithète désormais accolée à son nom équivaut à un appel au meurtre. Et pourtant, la bête noire des oulémas d’al-Azhar peut difficilement passer pour un non-croyant. Surnommé « le cheikh » à Tanta, son village natal, parce qu’il connaissait par c?ur le Coran dès l’âge de 10 ans, Nasr a été un sympathisant des Frères musulmans dans les années 60. Son crime? Avoir voulu rouvrir la porte de l’ijtihad: l’interprétation du Coran, fermée depuis le XIVe siècle. Selon Abou Zeyd, le Coran n’est que la parole rapportée de Dieu, on peut donc abandonner ses préceptes les plus datés, ceux qui régissent le droit des femmes par exemple.Au cours des trois derniers mois, al-Azhar a déclaré avoir examiné 55000 essais pour voir s’ils ne contrevenaient pas aux principes de l’islam. « Comme ils sont très peu nombreux dans cette commission, cela fait environ trois minutes pour lire le livre et faire le rapport », s’amuse le docteur Saïd el-Kemny. Accusé d’être plus dangereux que Salman Rushdie, Saïd el-Kemny vient de subir un procès que lui a intenté le Conseil supérieur de Recherches d’al-Azhar pour l’ensemble de son ?uvre. Il a dû répondre de trente-six chefs d’accusation. Non seulement el-Kemny a gagné son procès (ses livres ne seront pas retirés de la vente) mais le tribunal s’est fendu d’une petite admonestation à l’égard du terrible Youssef el-Bedri, l’avocat qui intente la plupart de ces procès en apostasie. En lui demandant s’il ne vaudrait pas mieux « débattre de ces sujets à l’intérieur des universités au lieu de recourir aux tribunaux pour les trancher », le président du tribunal a mouché l’austère barbu. « J’ai bien conscience que les dés ont été pipés, explique el-Kemny, que malgré mes treize avocats, j’aurais perdu si le gouvernement, pour ne pas reproduire le scandale d’Abou Zeyd, ne m’avait pas confié au bon tribunal. Mais les choses changent. Les gens m’arrêtent dans la rue pour me serrer la main. Dans mon village, où l’on ne me parlait plus, on vient me demander de participer à des discussions à la mosquée. Même des lecteurs saoudiens viennent jusqu’ici pour me voir. Alors ce magnifique jugement, je veux le dédier à mon ami persécuté, Nasr Abou Zeyd. »