Reportage

Parler avec l’ennemi

De notre envoyée spéciale, Sara Daniel

Et si la stabilisation de l’Afghanistan ne pouvait se faire qu’à ce prix? Alors que la décision de Barack Obama d’envoyer 30 000 soldats supplémentaires en Afghanistan semble sonner le glas de cette option envisagée par les plus cyniques au sein de l’administration américaine, ceux qui ne croient pas à une solution militaire dans le pays continuent de militer en faveur d’une «discussion» avec l’ennemi. Pas avec ces talibans «pragmatiques» que Hamid Karzaï s’enorgueillit d’avoir su rallier à sa cause – et qui sont aujourd’hui considérés comme des traîtres par la guérilla -, mais avec la frange la plus idéologique des représentants des «étudiants en religion», le mollah Omar et le chef du Hezb-e-Islami, Gulbuddin Hekmatyar. Ce sont eux qui infligent des pertes aux soldats de l’Otan et assiègent Kaboul. «Si vous voulez des résultats importants, vous devez parler à ceux qui sont importants», avait déclaré, à la veille des élections, le représentant de l’ONU dans le pays, le diplomate norvégien Kai Eide, pour encourager les discussions avec l’état- major de la guérilla.

L’idée est très controversée. Ses détracteurs expliquent que toute tentative de dialogue serait considérée comme un signe de faiblesse par la guérilla fondamentaliste au moment précisément où l’Occident montre l’ampleur de sa détermination à pacifier militairement le pays. Le mollah Omar ne vient-il pas encore de rejeter violemment les propositions d’une réconciliation nationale à laquelle le président Karzaï ne cesse de l’engager depuis son investiture? Pourtant, Barack Obama a rappelé que, dans dix-huit mois, le retrait des troupes de l’Otan devrait commencer. Or rien ne prouve que, dans l’intervalle, la stratégie de contre-insurrection qu’il a décidée soit un succès. Le président afghan garde donc les canaux ouverts et, loin des tribunes officielles, les frères ennemis se parlent.

Malgré les combats, des rencontres s’organisent entre l’état-major clandestin du mollah borgne et le gouvernement afghan. Du Pakistan à Kaboul, des intercesseurs font passer des messages sous l’oeil attentif des Américains. Même le secrétaire à la Défense américain, Robert Gates, a déclaré qu’il faudrait, en Afghanistan comme en Irak, en venir à mener une politique de réconciliation vis- à-vis de gens qui avaient tué des soldats américains: «N’est-ce pas toujours comme cela que les guerres finissent?», a-t-il déclaré lors d’une réunion de l’Otan.

Maulvi Arsala Rahmani est l’un de ces messagers. Sous le régime des talibans, il était ministre des Affaires religieuses. Aujourd’hui, il a rejoint le Sénat afghan. Dans sa maison de Kaboul, où il reçoit sous bonne garde, épié par les agents de renseignement de plusieurs pays, l’homme, enveloppé dans un manteau ouzbek doublé de fourrure grise, prie avec ferveur, comme pour mieux réfléchir aux questions qui lui sont posées. A l’entendre, il voudrait réconcilier tout le monde. Car il apprécie Barack Obama, Hillary Clinton et… le mollah Omar. Il évoque son «ami Oussama» (Ben Laden), qu’il a bien connu au Soudan puis pendant le djihad. Selon lui, le mollah Baradar, actuel commandant opérationnel des talibans, est «un homme bon et franc». Tandis que Jalaluddin Haqqani, dont les groupes armés ensanglantent le sud du pays, lui manque: «Nous étions toujours ensemble…» Toutefois, il estime que, , pour le mouvement de la guérilla, l’heure est . venue de se dissocier de son «ami Oussama». Mais les membres de la choura (le conseil des notables) du mollah Omar, avec lesquels il est en contact, sont-ils prêts à ce divorce? A son avis, ce n’est pas impossible. Car les talibans, malgré leurs «succès» militaires, aimeraient, comme tous les soldats, pouvoir rentrer chez eux. D’ailleurs, contrairement à ce qui est suggéré dans les communiqués du mollah Omar, ce sont parfois les chefs de la guérilla, et non la présidence afghane, qui prennent l’initiative de ces rencontres, assure Maulvi Arsala Rahmani. L’année dernière, le mollah Baradar a conduit une délégation de talibans à Kaboul pour s’entretenir avec Qayyum, le frère aîné de Karzaï.

Issu de la même tribu que le président afghan, le bras droit du mollah Omar serait un homme plus conciliant que son mentor. Patient, charismatique, il s’est révélé un ennemi redoutable pour les troupes de l’Otan. A la tête de la choura de Quetta, au Pakistan, c’est lui qui gère le trésor de guerre – le butin des enlèvements et des trafics – et qui coordonne les attaques. Surtout, il est celui qui est habilité à parler au nom de l’homme que tous les insurgés considèrent comme le commandeur des croyants: Omar. «Dans l’éventualité de discussions, il sera un interlocuteur incontournable», affirme Rahmani.

A Kaboul, l’ancien ministre partage sa maison avec un autre de ces «intermédiaires» qui sondent le coeur des talibans et rencontrent régulièrement les conseillers de Barack Obama. Sa longue barbe noire, un turban crème, Pir Mohamed était le président de l’université de Kaboul sous le régime taliban : «L’Afghanistan est composé de plusieurs groupes. Aucun ne devrait être exclu… C’est ce que j’ai dit à Holbrooke, qui partage mon point de vue!» En rappelant à toutes fins utiles qu’à l’époque il avait tenté à plusieurs reprises de convaincre le mollah Omar de le laisser dispenser une éducation religieuse aux filles, il affirme avoir aujourd’hui mis en garde l’envoyé spécial de la Maison-Blanche contre la nouvelle stratégie de pacification du pays : «L’Afghanistan, ce n’est pas l’Irak. Les talibans sont d’origines très différentes. Us viennent d’Ouzbékistan, de Kandahar ou de Khost. Et on ne peut ni monter les tribus les unes contre les autres ni les acheter: il y en a trop!»

Il semble pourtant que la direction politique des talibans, ballottée entre Peshawar, Quetta ou Karachi, voudrait mettre un terme à son errance au Pakistan. C’est le sens des messages de la choura de Quetta et de ses représentants, Baradar ou Mohamed Mansour, à l’ancien recteur. Les rebelles souhaiteraient s’installer quelque part, puis former un gouvernement en exil pour élaborer les conditions d’une négociation avec le gouvernement de Karzaï. Pourquoi pas en Arabie Saoudite, où le mollah Zaeef, ex-ambassadeur taliban au Pakistan, a déjà tenté d’organiser une rencontre entre les camps ennemis? A Riyad, la direction des talibans pourrait alors négocier sa neutralité contre le droit au retour, une amnistie et sa participation à la vie politique après le retrait des troupes étrangères.

Ce scénario n’est-il pas irréaliste, ou prématuré? Nos intermédiaires en conviennent: il ne sera pas simple de convaincre les Occidentaux de garantir un havre pour ceux- là mêmes qu’ils combattent. Mais les deux hommes insistent sur la nécessité de couper la guérilla de son terreau pakistanais. Même s’ils savent que l’Afghanistan ne sera pas en paix avant que le Pakistan ne le décide. «Tant que les intérêts vitaux du Pakistan, comme l’avenir de la ligne Durand, ne seront pas pris en compte, toutes les discussions échoueront», explique Rahmani. Selon lui, la clé d’éventuelles négociations est entre les mains des mollahs pakistanais, eux-mêmes sous la coupe de l’ISI, les services secrets pakistanais. Comme le mollah Fazel Rahman ou Sami ul-Haq, qui dirigent la coalition des partis religieux fondamentalistes pakistanais. «Avant les talibans, ce sont eux qu’il faudra convaincre de faire la paix, car ils contrôlent aujourd’hui Al-Qaida et Ben Laden, et détiennent entre leurs mains l’avenir de la région. ..» Sur ce point, au moins, les anciens talibans et Barack Obama aboutissent aux mêmes conclusions.

Maulvi Arsala Rahmani Ministre des Affaires religieuses sous le régime des talibans, il est aujourd’hui sénateur. Il dispose de contacts dans les cercles proches des services secrets pakistanais.

Pir Mohamed Ancien recteur de l’université de Kaboul. Il rencontre régulièrement Richard Holbrooke et des représentants de la choura de Quetta.

Mollah Abdul Salam Zaeef Il a été la seule interface entre le régime taliban et la communauté internationale de 1996 à la fin 2001. Il a été emprisonné à Guantanamo de 2002 à 2005. Il voudrait voir les Saoudiens jouer un rôle dans de futurs pourparlers de paix.

Wakil Ahmad Muttawakil Ancien ministre des Affaires étrangères des talibans. Il a joué le rôle d’intermédiaire entre les Américains et des groupes de talibans de Kandahar et a négocié les conditions de la reddition avec les Américains à la chute du régime.

SARA DANIEL