Interview

« Nous ne sommes pas de véritables citoyens »

A l’heure de l’ « intifada des couteaux”, l’écrivain arabe israélien Sayed Kashua raconte ses déchirements identitaires et la situation intenable de ses compatriotes.

Vous étiez le plus israélien des écrivains arabes, vous viviez dans un quartier juif de Jérusalem, écriviez en hébreu… Pourquoi avez-vous finalement décidé de quitter Israël pour vous installer aux Etats-Unis?

J’avais été invité à séjourner à l’université de Chicago, dans l’Illinois, pour travailler sur mon nouveau roman et prendre un peu de recul, de vacances. Pas plus. Mais il y a plus d’un an, peu avant mon départ, la situation politique a brutalement empiré en Israël, jusqu’aux débordements auxquels on assiste aujourd’hui, et je n’en pouvais plus. J’ai totalement perdu espoir de voir les choses s’arranger. Je n’avais jamais connu une telle haine dans les rues de Jérusalem, une telle animosité envers les Arabes. Même mes collègues me regardaient différemment, ils avaient ce point d’interrogation dans le regard qui demande : « Es-tu avec nous ou contre nous? » Après l’enlèvement et l’assassinat de trois jeunes Israéliens en juin 2014, les partis d’extrême droite réclamaient vengeance. Lorsqu’en juillet 2014 Mohammad Abou Khdeir, un adolescent palestinien de 16 ans, a été brûlé vif par des extrémistes juifs en représailles à ces enlèvements, j’ai réalisé que je devais quitter le pays. J’étais terrifié et habité par le sentiment d’avoir échoué. Pendant des années, moi, Arabe israélien, j’ai imposé à mes enfants de suivre mon modèle : parler l’hébreu mieux que l’arabe, fréquenter des écoles mixtes, vivre dans un quartier juif dont nous étions la seule famille arabe. Et tout cela en vain! Jusqu’ici je revendiquais ma marginalité; je refusais de me plier à ces règles que je ne reconnaissais pas, la ségrégation entre les Arabes et les juifs. N’étais-je pas un citoyen israélien qui avait le droit de vivre où il l’entendait et de vouloir les meilleures écoles pour ses enfants?

Quel effet cela vous fait-il d’avoir quitté Jérusalem pour les étendues immenses de l’Illinois?

J’enseigne l’hébreu à des juifs de Champaign, dans le Midwest. Je les ai prévenus qu’ils allaient avoir un étrange accent, mais cela les a fait rire! Je ne sais pas encore comment cela va influencer mon écriture. Il faut que je m’habitue à la nourriture, au calme et surtout à l’idée que j’ai abdiqué. Ce n’est pas facile, mais ce n’est pas la faute du Midwest! La première chose que je lis en me réveillant, c’est toujours « Haaretz », je ne connais pas le nom du maire de Champaign… mon esprit est toujours en Israël.

Dans votre série télévisée « Travail d’Arabe », qui a battu tous les records d’audience, votre personnage principal est un Arabe qui essaie désespérément et de manière assez comique de s’intégrer au sein de la société israélienne. Et dans votre livre « Les Arabes dansent aussi », vous écrivez que rien ne vous fait plus plaisir que d’entendre de la bouche d’un juif que vous n’avez pas l’air d’un Arabe…

Je me suis toujours dit que les Arabes devaient essayer de forcer leur chemin au sein de la société israélienne, malgré les lois, les humiliations… Mais les Arabes, comme les Israéliens, se méfient de cet état d’esprit. Mon père me disait : « Ce n’est pas naturel de vivre làbas à Jérusalem », et je lui répondais que vivre dans un village uniquement palestinien n’était pas plus naturel… « Arabe israélien » : quel rapport entretenezvous

« Arabe israélien » : quel rapport entretenez-vous à votre nationalité?

Je ne sais pas. Une chose est sûre cependant : cette identité est un problème. Pour les Israéliens, nous ne sommes pas de véritables citoyens, ils nous considèrent comme une cinquième colonne, une menace. Une incongruité de l’Histoire. Et c’est vrai que nous faisons partie d’un pays dont nous combattons le plus souvent les idées. Un juif de l’Illinois qui n’est jamais sorti des Etats-Unis, comme c’est le cas de mes étudiants aujourd’hui, se sent plus israélien qu’un Arabe qui vit en Israël. Pourtant, je n’ai pas envie de vivre non plus dans mon village natal, Tira. Les villages palestiniens sont dans un état pitoyable, ravagés par le crime. Tira, c’est la maison d’enfance à laquelle je pense avec nostalgie, mais c’est un endroit trop conservateur, patriarcal. Mon écriture et mes engagements m’ont-ils aliéné ce refuge? Aurais-je dû vivre là-bas auprès de mon père et de mes frères? Je retourne ces questions aujourd’hui dans ma tête. Avant, nous étions les « Arabes israéliens », mais Emile Habibi, l’écrivain israélien d’origine arabe, a écrit que c’était un terme humiliant; alors on nous a rebaptisés les citoyens palestiniens d’Israël. Ce ne sont que des mots. L’homme politique Avigdor Lieberman, qui a dit que tous les Arabes infidèles à Israël devraient être décapités à la hache et qui veut nous retirer notre carte d’identité, nous appelle aussi les citoyens palestiniens d’Israël; et dans sa bouche ce n’est pas une marque de respect… D’ailleurs, malgré nos députés à la Knesset, nous n’avons aucun pouvoir dans le gouvernement.

Pourquoi avez-vous choisi d’écrire en hébreu alors que l’arabe est une langue si littéraire?

Difficile à expliquer. J’ai une relation très compliquée à cette langue. C’est la seule dans laquelle je peux m’exprimer correctement. Dès l’âge de 15 ans, j’ai cessé de lire des livres en arabe. Je peux écrire les scénarios de ma série dans les deux langues parce que c’est de l’arabe parlé, mais cela s’arrête là. La première fois que j’ai pénétré dans une bibliothèque, c’était au pensionnat, et les livres étaient tous écrits en hébreu. C’est là que j’ai découvert la littérature. Pourquoi ai-je négligé l’arabe? Peut-être parce que je voulais m’intégrer. Je voulais aussi influencer les Israéliens par mes écrits puisque c’étaient eux qui détenaient le pouvoir. Je voulais faire entendre la voix des Arabes dans la langue des juifs. Mais aujourd’hui et surtout depuis que je vis en exil, je me retrouve prisonnier de l’hébreu ! Je ne suis plus sûr de pouvoir arriver à changer les mentalités des Israéliens, et pourquoi alors m’ exprimerais-je dans leur langue? Je ne pense plus à eux quand j’écris de la fiction, et pourtant ils constituent 80% de mes lecteurs. J’ai perdu la foi. C’est paradoxal de penser que la langue dans laquelle je me sens en sécurité est la langue du sionisme… J’aurais dû apprendre le yiddish! Je n’ai pas de relation charnelle à l’hébreu, c’est une langue assez limitée, bien plus pauvre que l’arabe. Mais l’arabe littéraire n’est pas non plus ma langue, il est très loin du palestinien que je parle. En fait si je m’analyse, le fait d’écrire en hébreu m’a procuré un sentiment de liberté. Je me suis libéré des tabous de l’enfance. Il était plus facile d’écrire à propos de l’alcool, de l’amour et même de Dieu en hébreu. Cela porte moins à conséquence pour moi d’écrire « Elohim » qu’« Allah ». Et sans doute ai-je aussi choisi d’écrire en hébreu pour que Dieu, qui doit être musulman, ne puisse pas me lire. Mais si Dieu est juif, alors je suis foutu

SAYED KASHUA, né en 1975 à Tira, tient une chronique pour « Haaretz », a écrit la série télévisée « Travail d’Arabe » et est l’auteur d’« Et il y eut un matin » et de « la Deuxième Personne ». Les Editions de l’Olivier viennent de republier son premier roman, « Les Arabes dansent aussi ». Nous l’avons rencontré à Paris lors du Festival des Ecrivains du Monde, organisé par l’université Columbia et la BnF.