Reportage

Marrakech, la lumineuse

Ses palaces et ses riads luxueux attirent la jet-set, tout Saint-Germain-des-Prés se croise place Djemáa el-Fna: ville d’art et d’histoire, Marrakech l’impériale est devenue incontournable. Mais le charme de la médina ne masque pas complètement la misère. Plongée dans une cité aux mille couleurs.
J’aurais pu être un terroriste. Comment ne pas avoir envie de tout faire sauter quand on vit au milieu des ordures? » Assis dans un des fauteuils en velours rouge du bar de la Mamounia, Mahi Binebine, un des peintres les plus cotés du Maroc, évoque son dernier livre, « les Etoiles de Sidi Moumen », récompensé par le nouveau prix littéraire de l’hôtel préféré de Churchill. Le roman a pour décor le bidonville natal des auteurs de l’attentat de Casablanca de 2003. Binebine raconte ces enfants, recroquevillés dans les bennes à ordures, qui se font ensevelir par les détritus pour être les premiers à dénicher les trésors des poubelles. Tandis que les serveurs imperturbables, dont les tuniques – on dit «vêtements d’image» à la Mamounia – changent selon les heures, distribuent de petites serviettes de gaze entre deux gorgées de chardonnay marocain. Dans le jury de ce prix, on retrouve Guillaume Durand, Julien Clerc, Christine Orban… Isabelle Adjani était pressentie, mais a fait défaut. « C’est le monde de la Mamounia à la rencontre des bidonvilles marocains!»
La misère, Binebine la connaît. S’il roule aujourd’hui dans une belle voiture, le peintre a grandi dans les ruelles de la médina. A la croisée de ces deux mondes, il dit la stupéfaction du Marrakech d’en haut, ce 28 avril 2010, lorsqu’une explosion a pulvérisé le café Argana, situé sur la célèbre place Djemáa el-Fna. Dans cette Miami du monde arabe, les très riches pensaient qu’ils étaient à l’abri de la rancoeur des plus démunis. Marrakech au climat si doux, tapie dans l’ombre de l’Atlas et ses neiges éternelles, Marrakech la tolérante, Marrakech et sa lumière célébrée par les peintres, ses remparts ocre, se teintant de feu au crépuscule, ses muezzins formés aux meilleures écoles de musique du royaume. Jamais le luxe n’a réussi à polluer complètement l’âme de la cité impériale aux artisans et aux traditions si raffinées. Comme une Californie des mille et une nuits, c’est le passé de cette ville qui attirait les nouveaux riches anoblis à son contact, transformés en sultans de contes qui recevaient dans leurs palais. Même les tourments du siècle n’avaient pas prise sur Marrakech, la ville où est mort le philosophe, poète et mathématicien andalou du XIIe siècle Averroès. Jusqu’ici, les murs épais des palaces et des riads avaient assourdi la clameur des rues, éloigné le grondement de ce printemps arabe à la fièvre contagieuse. Qui aurait eu intérêt à tuer la poule aux oeufs d’or? Pas les indigents qui recevaient les miettes du festin, ni les islamistes de la ville, réputés moins hostiles aux étrangers. Et puis sont venues les premières manifestations de février. Et les « révélations » fracassantes d’un ex-ministre, accusant un autre de turpitudes inavouables commises ici, dans un pays où l’homosexualité est punie de prison. Marrakech, Sodome du monde arabe! La pédophilie, le tourisme sexuel, produits honteux de la disparité des richesses pointés du doigt. Et si l’exception Marrakech n’était plus qu’une illusion? Chez les plus riches, la peur cohabite désormais avec l’arrogance. En arabe, il y a un mot pour décrire cela: la « hogra ». « C’est un mot difficile à traduire, dit Binebine. Il exprime à la fois le mépris du dominant pour le dominé, mais aussi la crainte qu’il éprouve pour lui. » Du palais aux somptueux riads de Marrakech, la hogra s’est insinuée chez les puissants.

«Choisir la place, c’est choisir le vice»

Djemáa el-Fna est noire de monde mais il n’y a pas un touriste. Il faut venir dans la chaleur suffocante de juillet pour voir les Marrakchis regagner leurs droits sur cette place « des trépassés », qui attire pourtant près de 1 million de touristes par an. Quand la nuit tombe, ils viennent y déguster des brochettes d’agneau au cumin sous les tréteaux et admirer les acrobates. Personne ne jette un regard aux toiles blanches qui masquent le café Argana et sur lesquelles les artistes de la ville ont peint de grandes fresques de couleur. «Il a hélas fallu cet attentat pour que les pouvoirs publics se mobilisent enfin pour la place! » , soupire Ouidad Tebbaa, doyenne de la faculté des lettres de Marrakech. Cela fait des années qu’elle se bat avec l’écrivain espagnol Juan Goytisolo pour repousser les projets des promoteurs. En 2001, grâce à leurs efforts, Djemáa el-Fna a été inscrite au patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Aujourd’hui, ils veulent sauver les métiers de la place, faire reconnaître les charmeurs de serpents qui appartiennent à une confrérie religieuse de Meknès, les herboristes et les jongleurs qui dépendent du mausolée de Tazeroualt à Souss comme « trésors humains vivants », une dénomination qui existe au Japon.
Déjà les sept conteurs n’exercent plus que de loin en loin. «Plus de 120 reportages leur ont été consacrés et pourtant ils ne gagnent que 3 euros par jour», déplore Ouidad. Pour devenir conteur sur Djemáa el-Fna, il faut commencer tôt. Sécher l’école, hanter la place, quitter sa famille, se choisir un maître et devenir son ombre: « Ce sont des artistes parias. Choisir la place, c’est choisir le vice. » Longtemps, d’ailleurs, les intellectuels arabes ne se sont pas autorisés à écrire sur ce lieu sulfureux. Incontournable et dérangeante, la place a ses propres règles. Avec ses travestis, ses gigolos, et l’ombre portée du minaret de la Koutoubia, la religion et le sexe y cohabitent. «C’est une place rebelle métissée, amorale, l’aimant et l’âme de Marrakech. »

«Mustapha, je cherche un cheval de course»

Il n’y a pas d’enseigne, ni de vitrine. Pour dénicher le magasin d’antiquités de Mustapha Blaoui, il faut se perdre dans les ruelles de la médina, surfer pour éviter les vendeurs d’oranges et les carrioles charriant des pastèques lourdes à crever, se faire happer par les odeurs de poisson cru. C’est pourtant ici, chez l’affable Mustapha, que se croise toute la jet-set de Marrakech. Entre deux achats ou avant de repartir, on passe toujours ici, pour discuter autour d’un thé à la menthe. François-Marie (Banier) était là il y a quinze jours, il aménage le riad qu’il vient d’acheter à côté de celui de Pascal (Greggory). Dominique (Strauss-Kahn)? Un ami, espérons qu’il reviendra bientôt. Une dame: «Je n’ai jamais voté socialiste de toute ma vie, mais si ça avait été lui…» Mustapha, souriant, acquiesce. Il apprécie beaucoup «Dominique», il l’a d’ailleurs aidé à dénicher son riad. Mustapha connaît tout le monde,
Mustapha arrange tout. A la boutique, un monsieur lui demande: «Mustapha, je cherche un cheval de course, un pur-sang arabe. On ne trouve rien à moins de 1 million d’euros, mais, tu sais, j’ai les moyens. » Un autre, qui vit entre Bâle et Marrakech, parle golf. «Marrakech, c’est le nouveau Palm Springs ‘.Bientôt il y aura vingt-deux golfs. Enfin, si la mairesse se montre raisonnable…» Soupir agacé. Signe des temps qui changent? Fatima Zahra Mansouri, la jeune maire de 33 ans, tout récemment élue, s’est permis de dénoncer ces «projets insensés», « une insulte à l’écologie ». Qu’importe! Le bruit de la ville ne parvient que de très loin aux clients de Mustapha, cantonnés dans leurs riads. Ils préfèrent évoquer la dernière grande fête donnée il y a deux semaines par une baronne belge dans sa propriété à Taroudant: cent musiciens, un champ d’oliviers parsemé de milliers de lanternes. La baronne a désormais également son palais dans la médina, à Marrakech, qui lui a demandé sept ans de travaux: tombée amoureuse d’un plafond ouvragé dans une autre demeure, elle voulait se l’offrir. Le propriétaire refusait. Elle a acheté la maison et découpé le plafond. Mustapha, prévenant, lui a repris la demeure décapitée. « Vous voulez voir son riad?» Un lacis de ruelles poussiéreuses, une impasse, une porte étroite en bois qui s’ouvre. Et là, une ambiance de mille et une nuits, jardins luxuriants, débauche de céramiques, piscine intérieure copiée sur les citernes d’Istanbul. Et le fameux plafond. Dans le patio, la compagnie sirote des « mimosas », champagne et jus d’orange. Ici, on adore le Maroc. D’ailleurs, la baronne ne reçoit qu’en caftan: elle en a cinq mètres dans son dressing.

Les aveugles de Sidi Bel Abbès

Assis par terre, les vingt aveugles du mausolée Sidi Bel Abbès psalmodient le Coran. Une femme qui porte un enfant malade dans les bras vient de leur glisser une pièce afin qu’ils disent une prière pour sa guérison. Au Maroc, les aveugles savants sont «ceux qui voient», bref, des messagers de Dieu. Le mausolée où on les trouve est un lieu sacré, dédié à la mémoire de Sidi Bel Abbès, le plus respecté des sept saints patrons de Marrakech parce qu’il a consacré sa vie aux indigents. Depuis le xiie siècle, l’endroit est devenu un lieu étonnant, cour des miracles où convergent les handicapés et les pèlerins, chargés de toutes sortes d’offrandes en espèce et en nature. Kamel Tebbaa est le responsable de la distribution des dons, comme son père et le père de son père le furent jadis. Ce professeur de mathématiques à l’université se consacre au mausolée avec passion et dévouement. Et le sentiment de ne jamais en faire assez: «Lorsque je reçois une belle donation, je suis sur un nuage, mais cela ne dure pas. Je me mets à faire des divisions et je sais qu’au bout du compte les pauvres n’auront pas assez. .. » En bon mathématicien, Tebbaa a organisé les dons avec logique: «Nous avons aujourd’hui près de 2000 bénéficiaires. Ils doivent répondre à certains critères. Etre handicapé, ou très pauvre. Preuves à l’appui. » Il y a le certificat d’indigence fourni par le ministère des Affaires religieuses. Ou encore la facture d’électricité. «A 70 euros, on ne les prend pas en charge. Nos bénéficiaires ont plutôt des factures à 4,50 euros. Ce sont des familles qui vivent ensemble dans une seule pièce, qui n’ont pas les moyens d’avoir une télévision.» Tous les mois, les pauvres du mausolée viennent faire la queue pour recevoir leur subvention: 25 euros les bons mois, 5 euros les mauvais. A deux pas du mausolée, le riad magnifique de l’un des héritiers Hermès. Deux mondes qui se côtoient sans jamais se rencontrer. «Sidi Bel Abbès donnait aux pauvres les neuf dixièmes de ce qu’il possédait, dit Kamel Tebbaa. Bien sûr, cela serait bien si les étrangers pouvaient nous aider, puisqu’ils vivent là, si riches, mais je ne suis pas sûr qu’ils connaissent notre existence… »

L’hôtel du roi

Ne pas prononcer le nom du propriétaire, même si tout le monde le connaît. Ne pas parler du prix des chambres, des millésimes des vins, des clients que l’on croise. Ne pas trop insister sur le caractère unique des tadelakts sculptés dans les endroits où ils se voient le moins, sur les meubles de marqueterie, sur les ascenseurs de cuir et les sols en marbre rouge du Pakistan, les embrases en plumes rouges d’oiseaux rares. Mis à part le riad royal, une suite à 32 000 euros la nuit, nous avons pu tout voir du Royal Mansour mais nous ne pouvons rien en dire. Comme l’explique la direction, « en ces temps de socialisme rampant, la beauté est mal vue ». Il est donc interdit de décrire cette médina reconstituée, flambant neuve, ces riads ou chaque meuble, chaque objet unique, est un chef-d’oeuvre de l’artisanat marocain, ces patios ouverts et pourtant climatisés. Le plus étonnant, cependant, est au sous-sol du Royal Mansour. Là où travaille activement le personnel de cette grande machine. Dans cette ville souterraine, 500 employés pour 53 suites circulent dans un entrelacs souterrain de corridors, poussent des chariots de linge, préparent de fins repas. Et, furtifs fantômes, prennent l’ascenseur de service qui, par une porte dérobée, leur permet d’accéder à chaque riad de l’hôtel pour y faire le ménage. Une savante organisation pour que jamais les illustres clients n’aient à croiser de femme de chambre dans les ruelles de cette médina réservée aux VIP.

Gueliz, ses mariages et ses prostitués

A Gueliz, le quartier français, les avenues sont larges et droites. Avec ses palmiers sur le bitume, ses villas aux noms désuets et aux jardins luxuriants, ses centres commerciaux tout neufs, Gueliz fait ressembler Marrakech à une station balnéaire où il manquerait la mer. L’église de Marrakech, qui a donné son nom au quartier, a adopté les tons roses de la ville.
Elle est désormais des plus prisées, depuis que Marrakech est devenu l’endroit où il faut organiser sa fête de mariage. Gueliz a rebaptisé ses rues, mais le souvenir du protectorat français et du maréchal Lyautey le premier « résident général » du Maroc, y plane toujours. Lyautey le bâtisseur avait imaginé ce quartier européen pour que les colons n’aient pas à croiser les autochtones. D’un côté les rues tortueuses de la médina, de l’autre les villas fleuries du Gueliz, chacun restait chez soi. Le maréchal, ami de Marcel Proust, a inspiré le personnage du baron de Charlus de la « Recherche ». Il avait un penchant pour les jeunes garçons dans un Maghreb où l’on fermait les yeux sur les amours viriles. Un siècle après, les écrits d’un Pierre Loti vantant les charmes d’esclaves nubiles de 11 ans suscitent moins d’indulgence. Devant le McDonald’s de Gueliz, tous les soirs, après minuit, se joue un curieux ballet. Des étrangers arpentent le macadam. D’autres patientent dans leurs voitures. Des garçons, très jeunes, à peine sortis de l’enfance, les effleurent. « Tu veux faire le sexe? » On échange un numéro. Un homme aux cheveux blancs part avec trois jeunes adolescents, en tee-shirt moulant et short. Derrière la vitrine du magasin Zara, immense, des bosquets sombres: on y fait des passes à 300 dirhams, le prix d’un jean.

L’heure de la sieste à Mouassine

Dans une demeure bourgeoise de Mouassine, dans la médina, c’est l’heure de la sieste. Les femmes de chambre lavent le patio à grande eau et les enfants hébétés de chaleur ont quitté leur lit pour faire des glissades sur les carrelages ou s’accroupir dans la fontaine. Repliée sur l’intérieur, la maisonnée ne s’est aperçue ni de l’absence des touristes, dont ils notent à peine la présence pendant la haute saison, ni même de cette manifestation des étudiants protestant contre la timidité de la réforme constitutionnelle proposée par le roi, à quelques centaines de mètres de leur porte. Car il n’y a pas que les riches étrangers des riads qui ne sortent pas de chez eux à Marrakech. La géographie des maisons de la médina invite au repliement et, dans le dédale des cours intérieures et des jardins fermés, les Marrakchis sont happés par les problèmes de leur quotidien. Ici il faudra bientôt égorger un mouton pour fêter la naissance du petit dernier, malgré les cris de protestation des enfants de la maison. Il faut convaincre le mari de la nouvelle bonne de la laisser travailler malgré ses principes. Et puis céder sous les pressions de sa famille. Chez Ines et Driss, on ne sait pas où se trouvent les riads des « célébrités ». Dans ce monde à part où les confidences se murmurent et où il est inconvenant de jeter un coup d’oeil chez le voisin depuis sa terrasse, on ne s’occupe pas des petites manies des riches. Dans la maison, personne n’a voté, le 1er juillet, pour la Constitution. On se détourne de la politique comme si son bonheur en dépendait. On voudrait juste que le temps suspende son cours dans la maison protégée par l’épaisseur des murs de tadelakt. Etre heureux comme avant, comme toujours à Marrakech.

DOAN BUI , SARA DANIEL