Interview

Au Maroc, la révolution serait sanglante

Aboubakr Jamai est le fondateur du «Journal hebdomadaire ». dénonce les dérives à la tunisienne du monarque et de la cour.

Aboubakr Jamai Le Nouvel Observateur : Quelle a été la réaction du Maroc après le départ de Ben Ali ?

Aboubakr Jamai.- Dans un premier temps, il n’y a eu aucune réaction officielle de la part des autorités marocaines. A la télévision 2M, proche du roi, le sujet des reportages était surtout le chaos et l’état d’anarchie dans lequel ce départ avait plongé le pays.

Les situations politiques au Maroc et en Tunisie ont-elles des points communs ?

A Jamai.- Il y a eu une phase d’ouverture au Maroc, initiée par Hassan II dans les années 1990. Mais très vite le pouvoir s’est appuyé justement sur l’exemple tunisien pour refermer cette parenthèse démocratique. Le général Laânigri, ancien chef des services de sécurité, faisait ainsi, au début du règne de Mohammed VI, le tour des différents centres de pouvoir pour vanter le modèle de la Tunisie qui, en dépit du fait qu’elle ne respectait pas les droits de l’homme, était perçue comme le pays le plus stable de la région et qui combattait avec succès les islamistes. « Le Journal hebdomadaire », avant d’être interdit il y a un an, a d’ailleurs fait la une sur cette «benalisation » du Maroc.

Qu’entendez-vous par là ?

A. Jamai.- Elle s’opère à deux niveaux. Politique d’abord: le PAM, le Parti Authenticité et Modernité du conseiller du roi, Fouad Ali el-Himma, imite le RCD tunisien dans sa volonté d’hégémonie sur la vie politique du pays. Mais surtout on assiste à une véritable «monarchisation » de l’économie. Les câbles de WikiLeaks ont révélé que la corruption était bien plus importante aujourd’hui que du temps de Hassan II . «Si vous voulez faire des affaires au Maroc, il vous faudra obligatoirement passer par l’une de ces trois personnes: le roi, Fouad Ali el-Himma ou Mounir Majidi, secrétaire particulier du roi et patron de la holding Siger, qui s’occupe des intérêts économiques de la famille du roi», expliquait un homme d’affaires proche du palais, non pour le déplorer mais simplement pour indiquer aux Américains la marche à suivre! Siger contrôle les entreprises privées, notamment en captant l’épargne marocaine et l’argent de la Caisse de Dépôt et de Gestion, CDG. Aujourd’hui, le roi est le premier banquier, le premier assureur du pays à titre privé. Il est dans les télécoms.

N. O.- Pourtant, le Maroc ne semble pas à la veille d’un soulèvement…

A. Jamai.- C’est un miracle, dans un pays où la richesse est aussi obscène que la misère. Ce qui sauve le Maroc d’une révolution, c’est l’existence d’intermédiaires sociaux – comme l’Association marocaine des Droits de l’Homme – qui canalisent la colère des Marocains et les islamistes qui, en soulageant localement les pauvres, agissent comme la soupape d’une Cocotte-Minute. Mais n’oubliez pas que nous avons nos émeutes sporadiques pour protester contre la cherté de la vie.

Ce qui est nouveau, c’est que les élites, qui pensent que la démocratie conduirait un Etat comme le Maroc au chaos, commencent à s’inquiéter. Car même les systèmes autoritaires ont besoin d’être bien gérés. Mohammed VI a commis une série de fautes politiques: il a été actionnaire des brasseries du Maroc et de casinos à Macao, lui le commandeur des croyants! Les élites marocaines, qui jouent aujourd’hui leur survie, doivent choisir: démocratiser ou périr! Et si le Maroc s’embrase, la disparité des richesses est telle que la révolution y sera beaucoup plus sanglante qu’en Tunisie.