Reportage
Mariages précoces
A 10 ans, Sherafzada a le regard grave des enfants qui n’ont pas eu d’enfance. Ses immenses yeux verts, ses lèvres ourlées, ses cheveux châtain clair sont une véritable malédiction dans une région où sévit la famine, la sécheresse et longtemps la guerre : sa beauté augmente sa cote sur le marché des enfants à vendre dans les tribus. Jamais elle n’est allée à l’école. Le matin, elle pousse sa brouette chargée de plastique et détritus qu’elle vendra quelques afghanis aux ferrailleurs. L’après-midi, elle aidera sa mère aux tâches domestiques que génèrent une famille nombreuse. Et si la journée a été bonne il y aura un morceau de pain plat ou un peu de riz à se partager le soir. Parce que son père, un fermier du district de Murghab au nord ouest du pays, a dû abandonner son troupeau à cause des sécheresses qui se sont succédé dans la région, puis qu’il a contracté des dettes, puis d’autres dettes pour rembourser les premières, il a fait par cinq fois de la prison. Réfugié climatique et de guerre, il a dû se résoudre à vendre Sherafzada, pour 60000 afghanis (650 euros). Puis la petite dernière, Arifa, un an et demi pour 10000 afghanis (108 euros). C’est l’acheteur, un riche fermier, qui a choisi parmi ses filles. Pour Sherafzada, le deal a été conclu avant le retour des talibans au pouvoir. Dans un ou deux ans au plus tard, elle rejoindra le domicile de son mari-propriétaire.
C’est l’accorte taliban chargé des journalistes au ministère des affaires étrangères à Kaboul, qui en nous accueillant pour nous préciser les nouvelles lignes rouges à ne pas franchir pour la presse, nous a alerté sur le sujet radioactif. « Vous pouvez enquêter sur tout mais dans le cas des sujets sensibles comme celui du mariage précoce des jeunes filles, venez nous signaler le nom des coupables. Le mariage des enfants est interdit en Afghanistan. Alors, soit nous mettrons en prison les pères qui ont vendu leurs filles, soit nous rachèterons leurs dettes ». Plus tard, à Kaboul on nous avait dit que la misère des habitants des camps de la région de Badghis, au nord-ouest du pays, avait conduit certaines des familles à se résoudre à ce qui, dans l’Afghanistan tribal, est un moyen traditionnel pour s’acquitter d’une dette : la vente à tempérament d’une toute jeune fille à son beau-père ou à son futur mari. Alors après avoir atterri à Herat, une ville de l’ouest du pays, imprégnée par l’influence iranienne jusque dans la forme du tchador des femmes, nous avons pris la route qui conduit à Badghis, la région la plus pauvre d’Afghanistan à la frontière du Turkmenistan. Après trois heures d’une piste ponctuellement asphaltée qui serpente dans un paysage grandiose de canyons ocre et d’oasis émeraude bordés de villages séculaires en pisé, nous avons atteint Qala-e-nau, la capitale de la région. Là, comme à chaque halte, le voyageur doit s’arrêter chez le représentant de la culture du gouvernement des taliban. La mise en garde de cet homme à la barbe fournie posant à côté du drapeau blanc de l’émirat s’est faite cette fois plus menaçante : Il est formellement interdit de poser des questions sur les mariages de jeunes filles au risque de ne plus pouvoir remettre les pieds dans le pays. Voire pire. Sous le regard empreint de reproche de mon traducteur afghan qui n’a jamais été chaud pour que nous entreprenions ce périple, j’obtempère. Nous ne pouvons risquer de mettre en danger le permis de travail des O.N.G qui nous accueillis. Alors nous nous limiterons à enquêter sur l’extrême pauvreté des familles de la région, un sujet qui a la faveur des talibans puisqu’il devrait permettre de remobiliser l’aide internationale au développement qui a déserté le pays depuis leur arrivée au pouvoir.
« Quand les petits commerces ne me font plus crédit pour nourrir ma famille, je sacrifie une de mes filles ». Je n’ai pas sollicité cette remarque d’un des habitants qui vient à notre rencontre à l’entrée du camp de Badghis. Ici s’entassent 2700 familles dans des tentes ou des casemates en pisé. Le malek du camp (le représentant) nous fait asseoir dans une de ces tente et raconte la malédiction de ces agriculteurs- réfugiés qui ont tout perdu pendant ces sécheresses qui se succèdent de plus en plus souvent et à cause de la guerre. « Ils ont si faim que certains n’ont pas d’autre choix que de vendre leurs filles », m’explique-t-il sans gêne particulière. Lorsque je demande à rencontrer ces hommes qui ont cédé leur enfant comme une marchandise, c’est Rajab, le père de Sherafzada, un homme de 58 ans à la grande barbe blanche, que l’on me présente d’abord. Puis arrive Mohamed Nasim qui a vendu ses deux filles de 8 ans et de 6 mois
« Le gouvernement des talibans ne nous aide pas parce qu’il voudrait que nous rentrions dans nos villages. Mais comment le pourrions-nous ? il nous fallait déjà faire 45 km pour aller au puits le plus proche lorsque nous sommes partis » explique le Malek. « Ici nous achetons la bouteille d’eau 15 afghanis(16 centimes d’euros), et louons nos tentes entre 50 et 100 afghanis, (50 centimes à un euro) par mois, le sac de farine est passé de 1500 afghanis à 5000 afghanis (de 16 à 54 euros). Comme vendeurs ambulants ou décortiqueurs de pistaches, nous gagnons 40 afghanis (15 euros) par jour, nos dettes s’accumulent, alors quand il n’y a plus de meubles à vendre, on marie nos filles… » Pendant que le chef du camp parle, des hommes entrent dans la tente avec leurs filles vendues. A l’extérieur ce sont les femmes qui poussent devant elles les très jeunes mariées. Il y en a dix, puis cent, enfin c’est une marée concentrique d’enfants apeurées, certaines mal peignées d’autres apprêtés de bijoux et maquillées de khôl qui entourent la tente. Aucune ne sourit. Elles ont compris que nous parlions d’elles. « Ou ces gens vont-ils nous emmener » murmure l’une d’entre elles avec angoisse. Les hommes haussent le ton, chassent sans ménagement les femmes qui tiennent des bébés dans les bras, des abords de la tente. Est-ce que toutes ces petites filles sont mariées ? « Je dois vous dire que la majorité des filles du camp ont été vendues » reconnait le Malek « J’en connais même une qui a été mariée alors qu’elle n’avait que 40 heures pour 10000 afghanis » Et puis il y a Aynudin 5 ans dont le père a perdu ses 500 moutons pendant la sécheresse. Halima 10 ans dont le père est tombé dans une terrible spirale le jour où il a contracté l’appendicite. Et puis Hadjira, 12 ans, Sumaya,12, Sakina 10 ans, Gulista 10 ans, Khotereh 7 ans, Mariam 5 ans, Sima 10 ans et tant d’autres dont les petits visages aux yeux tristes dansent une ronde macabre dans ma mémoire. Bientôt c’est l’émeute, tout le monde veut parler, montrer sa fille, son bien, son trésor. Les témoignages se chevauchent et on ne sait plus qui est qui dans cette cour des misères ou toutes les histoires se ressemblent. Il faut partir, cette agitation va être repérée par les talibans qui surveillent les abords du camp. Déjà ils nous appellent pour nous rappeler à l’ordre…
Selon un rapport de l’Unicef de 2018, 42% des familles afghanes ont une fille qui se marie avant l’âge de 18 ans. Le phénomène ne date pas des talibans. Mais il a été sans doute décuplé depuis leur arrivée et le départ des Américains à cause de la situation économique effroyable qui en est résulté et de la méfiance qu’entretiennent les Étudiants en religion vis-à-vis des ONG qu’ils soupçonnent d’ingérence. En Afghanistan depuis toujours, dans les familles les plus traditionnelles ou les plus pauvres, on marie parfois sa petite fille pour résoudre une querelle, ou pour resserrer les liens entre deux familles un peu comme dans la Corse du 18 -ème siècle. Mais le plus souvent c’est le « Baad », le mariage qui sert à s’acquitter d’une dette. En l’absence de système bancaire, l’enfant est le dernier bien dont on dispose » explique le représentant d’une ONG à Hérat. Ainsi le mariage est souvent perçu comme le moyen d’assurer la survie d’une famille. Mais les filles mariées tôt encourent aussi de graves risques, des accouchements compliqués aux violences conjugales ou familiales. Pour l’époux, acheter une fille jeune est avantageux, car elle coûte moins cher en dot qu’une femme plus âgée et l’argent est le plus souvent versé en mensualités annuelles : tant que la somme finale n’est pas versée, la jeune fille peut normalement rester vivre chez ses parents au moins jusqu’à sa puberté. « Et puis s’il se lasse, il peut toujours la répudier ou s’en servir comme d’une femme de peine. La vie de ces enfants mariés est souvent un calvaire… » continue cet humanitaire qui connait bien la question. On se souvient de ce terrible fait divers qui s’est passé dans la province de Badghis, en 2018 : Hameya, 7 ans, avait épousé Ashraf dans le cadre d’un « badal », un mariage avec échange de filles. Théoriquement interdites en Afghanistan, ces unions se pratiquent toujours, surtout dans les provinces reculées. Le frère d’Hameya avait épousé il y a six mois une fille de la famille d’Ashraf et en retour, on a donné Hameya à Ashraf, qui était déjà marié. Lorsque le frère d’Hameya a tué sa femme, Ashraf s’est vengé en torturant cruellement la fillette de sept ans avant de l’étrangler… L’histoire ressemble à une vendetta corse des siècles derniers. Lorsqu’on y commettait un homicide, la parentèle victime se devait de rétablir l’équilibre sous peine de honte (vergogna). La honte frappait tout individu qui ne vengeait pas son déshonneur(rimbeccu). D’où l’intérêt, dans ces sociétés claniques, de marier sa fille dans sa tribu.
Le fléau des mariages d’enfants s’étend aussi aux camps de déplacés d’Hérat, la troisième plus grande ville afghane. De retour dans la ville, nous nous dirigeons vers le camp de déplacés, une ville de maisons en pisé à la périphérie d’Hérat, un lieu-dit appellé Sharak Sabs. Après le petit marché où les couleurs éclatantes des tuniques des hommes contrastent avec le spectacle des étals à moitié vides, nous nous arrêtons au hasard devant le premier pâté de maison. Le mollah Abdul Rahim, l’imam qui guide les consciences des 25 maisons du quartier est arrivé ici comme tous les autres habitants, il y a trois ans, chassé par la sécheresse et les talibans. Il admet, mal à l’aise, que depuis son arrivée il a célébré 12 cérémonies de mariage de petites filles. Le dernier, il y a quelques jours à peine, célébrait le mariage de la petite Zar Tsanga, trois ans, qui a été vendue par son père pour 70000 afghanis (760 euros) à un ex policier du centre d’Herat qui cherchait une femme pour son fils. « Nous n’avons plus rien. Que voulez-vous que l’on fasse. Dans notre quartier une femme a un cancer du sein, une autre de l’estomac. Les petits garçons sont envoyés à Karachi au Pakistan pour ramasser les ordures et les filles vendues aux plus offrant… » s’excuse l’imam. Alors devant le malek du quartier, le père de la fillette, et l’acheteur qui ont servi de témoins, aux « mariés » il a prononcé ces paroles du Coran qu’il me récite par cœur : « il est permis d’épouser deux, trois ou quatre, parmi les femmes qui vous plaisent, mais, si vous craignez de n’être pas justes avec celles-ci, alors une seul, ou des esclaves que vous possédez. Cela afin de ne pas faire d’injustice ou afin de ne pas aggraver votre charge de famille » Le père de Zar Tsanga, arrive justement de la ville. Il me montre son attelle, il a reçu une balle dans la jambe pendant la guerre avec les talibans, il ne peut plus travailler, alors il a dû se résoudre à vendre sa fille pour que les autres membres de sa famille puissent survivre. Il l’embrasse, la câline, joue avec ses boucles rousses de henné. Il a l’air d’aimer tendrement son enfant. La petite impressionnée ne lâche pas la main de sa meilleure amie, une toute petite fille que nous avions vu à l’aube ramasser les détritus du camp pour aller les vendre et qui regarde interloquée ces étranges visiteurs qui la prennent en photo. Le père a aussi proposé à l’ex-flic d’acheter sa petite dernière âgée d’un an pour pouvoir payer son opération mais quand on lui a appris que sa blessure ne pouvait être soignée qu’au Pakistan, il a renoncé au marché. Dans la maison aux murs de terre séchée de Zar Tsanga, les femmes de la famille sont réunies, il y a la grand-mère de Zar Tsanga. Elle a eu six filles, aucune n’a été vendue « de mon temps la situation économique n’était pas aussi mauvaise » soupire-t-elle. Guldana, 30 ans, la mère de Zar Tsanga nous apprend que sa fille était promise à un autre homme « mais il vivait loin et nous avons préféré marier notre fille a quelqu’un de notre tribu ; c’est plus sûr. Sinon nous risquions de ne plus jamais la revoir » Car le policier Daoudo est membre de la tribu des Bainza. « C’est un homme bon » continue Guldana « il l’a acheté pour que nous puissions faire soigner Mohamed » une affirmation surprenante aussitôt nuancée par Marbouba la sœur de Guldana : « Pour l’instant Daoudo n’a versé que 5000 afghanis et pourtant il veut prendre Zar Tsanga tout de suite : il dit qu’elle est sa propriété… Croyez-moi, ici il vaut mieux avoir des garçons. Quand on a des filles on nous les enlève, c’est terrible pour une mère… » A côté d’elle le visage caché par son voile, sa fille Massouma, 17 ans. Elle a été mariée à 11 ans et a fait une fausse couche d’avoir enfanté trop tôt. Depuis elle est stérile. Une nouvelle que l’on a du mal à considérer comme mauvaise dans ces circonstances, même si on se doute bien dans cette région qui n’est jamais clémente pour les femmes, qu’elle peut avoir des conséquences (répudiation ou ostracisme) pour la jeune fille. Selon une enquête de 2010 sur la mortalité effectuée par le ministère de la Santé publique afghan, 47 pour cent des décès de femmes âgées de 20 à 24 ans étaient liés à la grossesse. L’enquête a constaté qu’une femme afghane meurt toutes les deux heures pour cause de grossesse. Les mariages d’enfants et les grossesses précoces contribuent également à la fistule, une blessure évitable à l’accouchement dans laquelle le travail prolongé crée un trou dans le canal de naissance. Un rapport du gouvernement de 2011 a révélé que 25 pour cent des femmes et des jeunes filles atteintes d’une fistule avaient moins de 16 ans quand elles se sont mariées et 17 pour cent avaient moins de 16 ans quand elles ont donné naissance pour la première fois. La fistule provoque une fuite d’urine ou de selles qui aboutit souvent à l’ostracisme social, des frais médicaux pour le traitement et la dépression. Si elle n’est pas traitée, la fistule peut entrainer la mort. Les enfants nés à la suite de mariages d’enfants présentent également des risques accrus pour la santé. L’enquête de 2010 sur la mortalité a révélé un taux de mortalité plus élevé chez les enfants nés de mères afghanes âgées de moins de 20 ans par rapport à ceux nés de mères plus âgées, ce qui reflète les constatations au niveau mondial.
Daoudo arrive dans sa dishdasha d’un blanc immaculé « que me voulez-vous, j’ai quitté mes affaires pour vous rencontrer ? » Il a un certain embonpoint qui est souvent ici un signe d’opulence et contraste avec la maigreur des habitants du camp, « Cela va bien pour moi, j’ai de quoi vivre » nous explique satisfait l’ex policier « alors j’ai proposé d’acheter Zar Tsanga pour la marier à mon fils » dit-il en tapotant la joue de la petite fille « pour leur rendre service et puis pour rapprocher nos familles ! » Dans le camp, les hommes le traitent comme un bienfaiteur. Peut-être espèrent-t-ils d’autres largesses de cet homme qui n’a pas l’air de lâcher son argent sans contrepartie. A côté de lui, une vieille dame dont le sein est rongé par un cancer galopant nous appelle au secours. Dans ces reportages aux confins de la misère, les lignes se brouillent et nous savons que nous ne pourrons pas partir sans voir les malades. Le chef du village a beau avoir compris que nous ne sommes ni médecin, ni humanitaires, c’est une question de compassion. J’examine effarée les peaux meurtries, les cicatrices mal refermées, les cancers purulents de ces gens qui n’ont rien et surtout pas de soins médicaux. Sur un matelas jeté sur le sol, Abdel Karim, un homme de la famille du malek a l’air de souffrir le martyre. IL y a deux semaines, on lui a retiré un rein. Il me dit qu’il souffre d’une hépatite C. Son teint est jaune, il n’a plus de forces, vomit tout ce qu’il ingère et nous décidons de le conduire à l’hôpital d’Herat. En chemin j’hésite à lui poser la question dont je connais déjà la réponse. A-t-il vendu sa fille lui aussi pour pouvoir faire son opération ? « Oui ma fille de quatre ans, Leila, puis mon terrain à Badghis. Désormais je n’ai plus rien » A l’hôpital nous apprenons que Abdel Karim souffre d’un carcinome qui a métastasé dans le pancréas et les poumons. Qu’il est en phase terminale. Le médecin me dit que la morphine lui est déconseillée et je ne réussis qu’à lui procurer trente ampoules de tramadol et autant de seringues, dérisoire chimiothérapie pour le soulager dans son agonie…Le lendemain, lorsque nous retournons au camp prendre de ses nouvelles, nous le trouvons allongé avec sa petite Leila dans les bras. Il a passé une bonne nuit grâce au tramadol et tout le monde veut désormais me parler de ses douleurs. Dans une des pièces voisines, Daoudo, le propriétaire de Zar Tsanga a passé la nuit. On l’a installé comme un prince, sur le plus beau tapis du camp. Parce que rien n’est simple au pays des mariages d’enfants, je comprends, impuissante devant l’immense détresse de ces gens qu’il est le dernier espoir des déshérités de Sharak Sabs.