Reportage

L’ombre des Frères

C’est le parti des Frères musulmans, le mieux structuré, qui anime l’opposition. Sans chercher à renverser le régime jordanien.

«Comme ailleurs, nous finirons par gagner»

A en croire les Jordaniens, c’est ici que le « printemps arabe » a commencé. Avant même les manifestations qui ont embrasé la Tunisie. Quelques jours avant le soulèvement de Kasserine, ils affirment qu’on s’est révolté à Theban, petite ville de 40 000 habitants nichée dans les collines à 70 kilomètres au sud de la capitale. Mais aujourd’hui plus personne ne manifeste dans la ville pétrifiée par le froid. Seul vestige de l’agitation, une tente sur la place rassemble quelques citoyens qui bravent le vent glacé et réclament la libération des prisonniers politiques. Haytham Shabat, un avocat de Theban, revient sur la genèse du mécontentement: « C’est la pauvreté absolue, les gens sont venus manifester pour réclamer de l’eau, de l’électricité, des écoles, puis, petit à petit, les revendications sont devenues politiques, et ils ont commencé à critiquer le régime. » La révolte de Theban a d’autant plus surpris que c’est une ville de Bédouins, historiquement fidèles au régime et qui occupent de nombreux postes dans la Garde royale. Or, ici comme dans le reste du pays, les politiques d’austérité conduites par les gouvernements successifs ont rompu le contrat social qui liait ces Jordaniens de souche à la monarchie, incitant nombre d’entre eux à rejoindre le camp des réformateurs.


L’homme qui a pris la tête de la dissidence et dirige le Front pour la Réforme, qui regroupe tous les mouvements d’opposition, est âgé de 74 ans. Des mouvements de jeunes aux islamistes, tous respectent Ahmad Obeidat. Même si cet ancien Premier ministre du roi Hussein, père de l’actuel souverain, a dirigé les services secrets pendant sept ans, et a aussi été ministre de l’Intérieur. Son mouvement est la traduction politique d’un pamphlet rédigé par 150 personnalités politiques en 2008 pour exiger des réformes politiques et surtout une lutte contre la corruption qui, à l’écouter, gangrène le pays. « Pendant le règne du roi Hussein, il y avait aussi de la corruption, mais le peuple ne pensait pas, comme aujourd’hui, que cela affectait son niveau de vie, son éducation », dit-il, en affirmant que les réformes entreprises par le régime ne portent que « sur des points de détail ». Ahmad Obeidat assure qu’après les élections du 23 janvier la Jordanie « demeurera une monarchie exécutive avec un Parlement faible ». Car la Syrie voisine « agit comme un épouvantail et permet au régime de retarder les réformes et de gagner du temps ». Lui, comme la majorité des membres du Front pour la Réforme, boycottera les élections.


Après la corruption, l’autre sujet qui fédère les mécontents est la loi électorale. Pour l’opposition, le mode de scrutin et le découpage électoral favorisent les zones rurales, où les dynamiques tribales l’emportent sur le vote idéologique, souvent en faveur des Frères musulmans. Car la confrérie représente l’unique parti politique structuré de Jordanie, le seul aussi à rassembler des citoyens des deux communautés du pays: les Palestiniens et les Transjordaniens. Mais un représentant du palais rappelle à quel point il est compliqué de modifier la loi électorale: « Nous avons reçu des propositions par cartons entiers de toutes les parties concernées, et toutes sont contradictoires! Il est extrêmement difficile d’aboutir à un consensus. Il y a toujours une moitié de la population qui est mécontente… » Certains nationalistes transjordaniens soupçonnent les Frères de préparer l’instauration d’un Etat palestinien en Jordanie. Une crainte permanente dans un pays où la population, aujourd’hui en majorité palestinienne, forme un tissu social complexe.


De tous les Etats issus du démembrement de l’Empire ottoman après la Première Guerre mondiale, le royaume de Jordanie est celui qui semble le plus artificiel, au point que la question de son existence même revient à intervalles réguliers. C’est pourquoi les Frères musulmans jordaniens, conscients de cette fragilité, veulent obtenir des réformes, mais n’exigent pas la fin d’un régime qui demeure garant de l’unité du pays. Ce qui n’empêche pas Nimer al-Assaf, secrétaire général adjoint du Front d’Action islamique, le parti de la confrérie, de lancer un sévère avertissement: « Ici, il n’y a pas la même violence qu’ailleurs. Les gens qui manifestent leur désaccord ne disparaissent pas. C’est pourquoi nous voulons réformer pacifiquement le régime, pas l’abolir. Mais il faut en finir avec le règne de la corruption et des services secrets. De toute façon, comme en Egypte ou en Syrie, nous finirons par gagner, c’est le sens de l’Histoire…

SARA DANIEL