Interview
La menace salafiste
Le Nouvel Observateur : Fin 2011, vous écriviez dans votre livre « Quatre-Vingt-Treize » que « le champ du salafisme français était en pleine ébullition », un salafisme « qui exprime fondamentalement le refus radical de toute intégration à la société française ». Et duquel s’est réclamé Mohamed Merah.
Gilles Kepel : L’un des phénomènes qui m’a le plus frappé entre mon enquête pour « les Banlieues de l’islam », parue en 1987, et mes deux récents essais, c’est qu’il y a vingt-cinq ans le salafisme en France n’existait pas. A l’époque, le mouvement qui m’avait le plus intéressé était le tabligh (en arabe, « propagation » de l’islam), un mouvement de réislamisation piétiste qui s’adressait, par l’intermédiaire de prédicateurs et de missionnaires itinérants, plutôt à des travailleurs immigrés peu éduqués et généralement marocains. Aujourd’hui, le salafisme est une représentation de l’islam extrêmement rigoriste basée sur une sorte de vénération absolue pour les grands ulémas d’Arabie saoudite.
Ce mouvement ne pourrait pas exister avec cette ampleur sans internet. On n’imagine pas un salafiste sans un ordinateur! C’est sur internet que les disciples vont demander des fatwas à leur directeur de conscience en Arabie pour savoir par exemple s’ils ont le droit de mettre leurs enfants à la crèche, de se marier avec une non-musulmane, s’ils doivent immigrer tout de suite ou rester en France…
Ce salafisme actuel prône une vision complètement décontextualisée de la religion. Cela aboutit au fait que ceux qui s’en réclament ne peuvent plus vivre dans la société française et sont pris dans une logique au sens propre de désintégration. Récemment, le très bon film de Philippe Faucon qui décrivait ce type d’embrigadement religieux n’avait pas par hasard pour titre « la Désintégration ».
Apparemment, dans le cas de Mohamed Merah, le salafisme a basculé dans le djihad et la violence absolue alors que, dans la plupart des cas, il se traduit par une volonté d’émigration définitive hors de France. Idéalement vers l’Arabie saoudite, mais, ironie de l’histoire, les Saoudiens refusent de donner des visas aux jeunes salafistes français! Du coup, ces dernières années, un certain nombre d’entre eux sont allés se former surtout à Damaj, au nord du Yémen. Mais aujourd’hui ils en partent car la région est en guerre civile et les houthistes chiites les assaillent. Le paradoxe est que ces salafistes français qui ont fui la France vont quérir la protection du consulat français pour être rapatriés en France, pays impie et impur, où au moins on ne va pas les tuer. D’autres allaient en Egypte, mais la situation y est de plus en plus difficile. Alors certains aujourd’hui retournent au bled, en Algérie ou au Maroc, que leurs parents avaient quitté pour venir en France. Mais, comme il n’y a toujours pas de travail au bled, on ne réinstalle que les femmes qui peuvent y porter le niqab, interdit en France.
Quelle est la spécificité du salafisme et du djihadisme en France? Quelle est cette minorité radicale de salafistes djihadistes alors qu’on sait que la version quiétiste du salafisme est majoritaire en France?
Les salafistes ne sont en France que quelques milliers, mais du fait que l’Arabie saoudite, grâce à sa puissance financière et l’organisation de ses imams, est en passe d’imposer sa norme à l’ensemble du monde musulman sunnite, ils sont, en dépit de leur petit nombre, en train d’incarner la pureté islamique.
Au point que les grands ulémas marocains et l’université Al-Azhar, en Egypte, essaient de bâtir une digue pour résister à la salafisation. Cet enjeu se joue aussi très fortement dans l’islam de France aujourd’hui.
Le salafisme passe désormais principalement par internet, même si un certain nombre de prédicateurs dans les mosquées resocialisent les jeunes dans une logique salafiste avec des signes très visibles tels que le port de la barbe, la femme en niqab, la ségrégation des sexes…
Dans un premier temps, jusqu’aux années 2000, les sites salafistes (qui se comptent aujourd’hui par dizaines et s’excommunient les uns les autres) publiaient des textes dans un français calamiteux, mal traduit de l’arabe, mais, ces dernières années, la qualité des traductions s’est beaucoup améliorée, notamment sur l’un des sites qui fait autorité comme salafis.com. Mais le salafisme, qui se développe dans un monde de contamination informatique, est lui-même exposé à l’interactivité de l’internet 2.0. Auparavant, le salafisme était une autorité religieuse qu’on consultait.
Mais aujourd’hui tout le monde commence sur la Toile à s’autoproclamer imam et à faire circuler des injonctions contradictoires. La guerre des sites bat son plein. Ce phénomène du 2.0 est très préoccupant car on poste sur les sites toutes sortes de choses. Quelqu’un comme Mohamed Merah avait l’intention d’y mettre ses vidéos monstrueuses d’assassinats. On est vraiment passé dans une autre logique du salafisme djihadiste.
Comment passe-t-on de salafiste quiétiste à salafiste djihadiste?
Le salafisme quiétiste, majoritaire en France, n’est pas violent et vit dans la dévotion de l’ordre saoudien, qui n’est pas avare de ressources. Les salafistes quiétistes vivent dans une autoexclusion sociale, un peu à la manière de certaines sectes du judaïsme comme les satmars à New York ou des sectes protestantes comme les amish. Pour comprendre comment certains basculent dans le djihadisme, il faut revenir aux années 1980 en Afghanistan, où s’est inventée cette espèce d’hybridation islamiste entre des Frères musulmans radicalisés, dont Ayman al-Zawahiri était le symbole, et des salafistes tel Ben Laden. Ce bouillon de culture afghan a produit Al-Qaida. Aujourd’hui cette organisation a été détruite dans sa logique pyramidale depuis 2005 et l’échec du djihad en Irak, dont Ben Laden espérait au départ qu’il serait son Afghanistan bis, en combattant cette fois-ci les Américains au lieu des Soviétiques.
L’échec irakien a été patent car les chiites et l’Iran ont profité de la situation pour contrôler le pouvoir. Une révolution idéologique dans le salafisme djihadiste s’est alors produite avec l’apparition, sur le web là encore, du Syrien Abou Moussab al-Souri (que Bachar al-Assad vient de libérer pour introduire davantage de confusion dans l’opposition syrienne). Al-Souri s’était rendu célèbre dès les années 1990 quand, basé à Londres, il était le coéditeur d’« El Ansar », le journal du GIA algérien. Puis il est parti en Afghanistan et s’est opposé à la stratégie d’Al-Qaida en disant qu’il était suicidaire de vouloir s’opposer comme un quasi-Etat aux Etats-Unis. Pour lui, c’était livrer les djihadistes au massacre. Il a donc proposé une nouvelle stratégie, diffusée sur internet, avec le texte « Appel à la résistance islamique globale ».
Il y développe la théorie qu’il appelle « la méthode et non l’organisation »: il ne faut plus fonctionner de manière pyramidale, mais former des individus formatés intellectuellement et entraînés au maniement des armes, puis les renvoyer dans leur pays et développer à travers eux, sans organisation structurée que les services de renseignement seraient capables d’identifier et de traquer, une sorte de terrorisme de proximité. La cible est d’abord les « traîtres » dans les rangs des musulmans, puis les ennemis, en premier lieu les juifs. Car cibler Israël est ce qui rapporte le plus de popularité, y compris chez les laïques. Pour lui, il faut développer la guerre d’escarmouche où l’on multiplie les actes de violence sans pitié. En visant les hérétiques, on contraint les musulmans à accepter la norme djihadiste ; en ciblant les juifs et les « croisés » chrétiens, on suscite des adhésions. D’un côté, terroriser les musulmans et de l’autre, tuer, y compris des enfants, délibérément, en prétendant venger « oeil pour oeil, dent pour dent » les enfants de Gaza victimes des Israéliens.
Peut-on dire que Merah a agi selon cette logique?
Merah a-t-il lu l’« Appel à la résistance » d’Al-Souri, on n’en sait rien, mais ses meurtres s’inscrivent très directement dans cette logique. Même si les militaires qu’il a tués n’étaient pas tous musulmans, leurs noms ont pu le faire croire. Par ailleurs, il a filmé ses meurtres pour diffuser un message terrible sur internet. Il y regardait des décapitations et des exécutions, qui relèvent de cette obscénité du web, où l’on regarde énormément de la violence et du porno. De 1996 à 2012, la France a été à l’abri du djihadisme de la génération précédente puisque le dernier terroriste a été Khaled Kelkal, qui présente d’ailleurs des similarités avec Merah. Tous deux sont des Franco-Algériens. Seize ans après, Merah fait signe à Kelkal. Autre fait troublant, Merah a tué le 19 mars, jour du 50e anniversaire des accords d’Evian. Les djihadistes adorent les commémorations, les symboles, les actions répétitives et simultanées, qui sont pour eux un signe de puissance mobilisatrice. On a connu souvent des séries de deux attentats simultanés: les deux tours du World Trade Center, les attentats de Londres et de Madrid… et les meurtres de Montauban et de Toulouse. Merah était imprégné inconsciemment de cette exemplarité.
Il paraîtrait que Mohamed Merah se serait islamisé en prison. Est-ce le principal terrain de recrutement des salafistes en France?
Là encore, c’est un signe de ressemblance entre Merah et Kelkal. C’est en prison que Kelkal a été réislamisé par un recruteur. C’est dans ces moments de faiblesse qu’un prosélyte musulman vous dit que si vous êtes en prison c’est de la faute de la société. Que pour vous en sortir, il faut remettre en cause les valeurs que la France impie vous a inculquées. Qu’on ne peut retrouver les valeurs de la religion que dans une logique radicale et salafiste et mettre la révolte qui s’est exprimée dans la délinquance au service du djihad.
Entre « les Banlieues de l’islam » et « Banlieue de la République », que vous avez publié cette année, il s’est écoulé vingt-cinq ans. Comment l’islam s’est-il développé dans les banlieues avec la construction de mosquées, la pratique du ramadan, l’expansion de la consommation halal?
En vingt-cinq ans, l’islam en France est devenu islam de France. L’année du basculement, c’est 1989 avec l’affaire du voile qui a été un détonateur. L’islam a connu trois âges en France. Le premier est celui « des darons » (terme utilisé par les jeunes en banlieues pour parler des « pères »), les pères qui arrivent après la guerre pour reconstruire la France. Ils pratiquent un islam populaire et maraboutique et sont prêts à des accommodements religieux, d’autant qu’ils croient que la France n’est qu’un pays de passage. Le deuxième âge est l’islam « des Frères » ou « des blédards ». Les autorités françaises, de Joxe à Sarkozy, ont essayé de mettre en place une structure consistoriale de l’islam de France qui échapperait aux autorités des pays d’origine.
Mais le personnel disponible qui allait gérer le culte musulman en France est venu du bled. Ce sont des jeunes Frères musulmans, tunisiens puis marocains, dont la langue est plutôt l’arabe. L’univers des darons, c’était l’usine. Pour cette deuxième génération, le monde privilégié d’intervention n’était pas le monde du travail mais l’école. L’objectif étant de réislamiser les enfants des darons et d’éviter que l’école française en fasse des petits Français laïques. Donc, en 1989, l’affaire du voile est un marqueur qui signifie que des Français musulmans sont en droit, en tant que Français, de réclamer l’application de la charia pour ce qui les concerne. Le troisième âge, c’est l’islam « des jeunes », celui du quartier, de la participation politique et du halal.
Pourquoi, selon vous, le halal constitue-t-il un fort marqueur identitaire?
Le halal au départ est une question purement sociale. En banlieue pauvre, la boucherie à la découpe a perdu pied devant les supermarchés. Les boucheries traditionnelles ont alors été bradées et remplacées par des boucheries halal pour répondre à la demande d’un marché communautaire. La viande y est moins chère car souvent de second choix, et les plus pauvres, non musulmans aussi, s’y approvisionnent. Ainsi, par exemple à Clichy-sous-Bois et Montfermeil, il n’y a plus que des boucheries halal, hors supermarchés. C’est par ailleurs en France un marché d’à peu près 5 milliards d’euros par an qui suscite des appétits.
Ce sont les mosquées de Paris, d’Evry et de Lyon qui donnent le label halal, et les islamistes de troisième génération se battent pour un code alimentaire plus strict, copié sur la kashrout des juifs. Il n’est pas dû au hasard que le fournisseur de viande halal le plus ultra soit juif – il est du reste régulièrement sommé de se justifier de ne pas financer l’Etat d’Israël avec l’argent des consommateurs musulmans sur les sites web de « Vigilance halal »! On est dans cette espèce de « rivalité mimétique » avec le judaïsme, une espèce de cashérisation du halal. Le contrôle du halal est une manière de contrôler politiquement la communauté musulmane, d’où des confits entre salafistes et Frères musulmans. Autre paradoxe: les opposants les plus résolus à la conception ultrarigoriste d’un halal sur le modèle casher sont les salafistes, qui soupçonnent les Frères de vouloir accumuler un trésor de guerre.
On a donc sur le halal une situation très confuse. Depuis les logiques de rupture face à l’intégration laïque jusqu’aux confits internes pour l’hégémonie politique sur l’islam de France.
GILLES KEPEL, professeur à Sciences-Po, membre de l’Institut universitaire de France, est l’auteur de nombreux ouvrages sur l’islam contemporain: du « Prophète et Pharaon » (1984, nouvelle version en Folio) et des « Banlieues de l’islam » (1987) à l’enquête « Banlieue de la République » (Gallimard) paru cette année. Il vient de publier chez Gallimard « Quatre-Vingt-Treize », un livre fondamental pour comprendre l’islam en France.