Reportage

Tunisie: le défi des salafistes

LA RÉVOLUTION CONFISQUÉE

Pour les intégristes tunisiens, leur pays est encore une terre de prédication plus que de djihad. Mais «il ne faudrait pas que les provocations du gouvernement changent la donne…»

La cicatrice qui lui mange le cou l’empêche de tourner la tête. A 19 ans, Ala Idoun est un des héros de la révolution tunisienne. En février 2011, alors qu’il manifestait à Sidi Bouzid, une balle l’a atteint près de l’aorte. Après une semaine entre la vie et la mort, il est sorti du coma. Aujourd’hui, alors qu’il est monté à Tunis pour subir une énième opération, il ne cache pas son amertume. Il voulait abolir le régime de Ben Ali et sa corruption, redistribuer les richesses et réenchanter le monde.

Mais les politiciens lui ont confisqué ses rêves: rien n’a changé sauf le coût de la vie qui a doublé. «Pour faire une salade de tomates, je dois prendre un crédit», dit-il. Puis: «Je déteste cette révolution. » Et encore: «Finalement, on vivait bien mieux sous Ben Ali. » Gavroche aux yeux tristes qu’éclaire parfois un large sourire d’enfant, il bat le pavé à la recherche d’un discours, d’un homme, d’une cause qui pourrait redonner un sens à cette blessure qui le fait souffrir.

Ce soir, dans un café du parc Ennahli, au nord de Tunis, il a rendez-vous avec Hamza abou Amer, dit « le Palestinien », qu’il a rencontré pendant les manifestations de la Casbah. A 18 ans, Hamza est le cheikh salafiste le plus jeune de Tunisie. Théoricien précoce de la radicalité, il a déjà écrit quatre livres et en prépare un cinquième sur le chiisme. A son ami plutôt de gauche qui l’écoute bouche bée, il fait la démonstration de la supériorité du califat sur les autres formes de gouvernement. Emporté par son raisonnement, il n’a pas réalisé qu’il a haussé le ton. Il lève un doigt vengeur et lance ses anathèmes contre « l’islam light » du parti islamiste au pouvoir Ennahda, qui fait selon lui confiance aux juifs et aux croisés. Et qui veut faire de Dieu « la reine d’Angleterre» de la communauté des croyants en ne lui accordant qu’un pouvoir symbolique.

Dans le café, des femmes, les cheveux nus, jettent des regards inquiets vers notre table. Le patron a baissé le son de la télévision qui diffuse un concert de George Wassouf, l’un des chanteurs les plus populaires du monde arabe malgré son soutien à Bachar al-Assad. On n’entend plus que les gargouillis des narguilés et les longues diatribes en arabe classique du jeune cheikh. Fasciné, A la Idoun n’a pas réalisé que l’atmosphère a changé. «Ce qui me plaît, c’est sa radicalité, reconnaît le héros de la révolution, il représente le vrai changement. » La perspective de vivre dans un califat islamique comme au temps du Prophète n’a pas l’air de l’effrayer: «En Tunisie, nous sommes tous des musulmans pratiquants. »

Des musulmans comme Ahmed Nejib Chebbi, président du Parti républicain, menacé de décapitation par les salafistes parce qu’il a pris le parti des artistes du palais de la Abdellia de la Marsa, accusés d’avoir porté atteinte au sacré et à l’islam (voir encadré p. 58). Aujourd’hui, Chebbi est accompagné par deux gardes du corps privés: le ministre de l’Intérieur, membre du parti Ennahda, lui a conseillé de prendre les menaces au sérieux mais il n’a pas pour autant organisé sa protection. Chebbi a dû aussi supprimer sa promenade quotidienne sur la plage de Gammarth, où, dit-il, des groupes de salafistes s’entraînent tôt le matin.

Comme Caïd Essebsi, ancien ministre de Bourguiba et Premier ministre du gouvernement de transition? Condamné à mort par les salafistes, parce qu’il a été l’avocat du président de la chaîne Nesma, traîné en justice pour avoir diffusé le film « Persepolis », il a décidé, à 86 ans, de lancer un grand rassemblement d’unité nationale devant la montée du péril extrémiste.
ASSEMBLEE Au cours des premières élections libres de l’histoire de la Tunisie, le 23 octobre 2011, les islamistes d’Ennahda ont obtenu une victoire nette avec 90 des 217 sièges à l’Assemblée constituante tunisienne, devant le Congrès pour la République (gauche nationaliste, laïque) qui obtenait 30 sièges, et le parti Ettakatol (gauche), 21 sièges.

«Les mécréants doivent être punis…»

«C’est scientifique: en tant que savant de l’islam, je vous le dis, ces gens-là doivent mourir!», explique le cheikh Mokhtar al-Jebali, dans un français parfait qu’il parle à contrecoeur. Le président du Front tunisien des Associations islamiques, qui n’a accepté de me recevoir qu’en tenue islamique, garde les yeux baissés pendant tout l’entretien. «Lisez le verset 66 de la sourate Taouba. Qui se moque du Prophète est devenu mécréant, et les mécréants doivent être punis de mort. » Selon lui, c’est le gouvernement qui devrait se charger de l’exécution de cette sentence, mais le parti Ennahda, sous la pression des Américains et des Européens, n’a pas encore pu imposer la charia dans la nouvelle Constitution. Ce qui impatiente le cheikh: «Les Tunisiens en ont assez des lois héritées de Bourguiba, s’ils veulent prendre quatre femmes aujourd’hui, c’est leur droit!»

Reproche-t-il à Rached Ghannouchi, président d’Ennahda, d’avoir cédé aux pressions de l’Occident? «Je le connais depuis plus de trente ans: il faut l’aider. C’est toujours mon frère. Pendant nos années de prison sous Ben Ali, je me souviens que nous défendions les mêmes idées. » Le cheikh Mokhtar est tout à fait d’accord avec l’analyse de cet homme politique qui préfère rester anonyme: «Ennahda ne peut pas se permettre d’entrer en confit direct avec les salafistes. Ils représentent sa base, son bras armé, ceux auxquels ils sous-traitent l’islamisation de la société. » Reste que depuis les émeutes qui ont suivi l’affaire de l’exposition de la Marsa, le gouvernement a dû reprendre les choses en main après avoir été rappelé à l’ordre par l’armée qui a fait annuler les deux manifestations: celle des salafistes et celle d’Ennahda organisées pour s’émouvoir de cette atteinte au sacré que représentait l’exposition du palais de la Abdellia. Depuis, plus de 200 salafistes ont été arrêtés par le gouvernement islamiste. «Les jeunes ne comprennent pas pourquoi le gouvernement est si faible avec les mécréants et si dur avec les croyants, met en garde Mokhtar. Ennahda doit faire attention, sinon ils seront peut-être tentés défaire une deuxième révolution, contre eux, cette fois-ci. »

Recoba, le barbu branché

Devant le tribunal de Tunis, de jeunes salafistes à longue barbe, vêtus de la tunique traditionnelle, s’entretiennent avec des avocats. Un de leurs amis, Imed Drich, vient d’écoper de vingt ans de prison pour attaque d’un commissariat de police et complot contre l’Etat. Parmi eux, on discerne le catogan, les tee-shirts grifiés, les baskets sans lacets de Recoba. C’est un salafiste branché qui aime Bob Marley et le foot et qui est pourtant de toutes les manifestations des groupes radicaux.

Etudiant brillant, titulaire d’une maîtrise de finance à la faculté de gestion de Tunis, Recoba ne décolère pas. «Ennahda emploie exactement les mêmes méthodes que Ben Ali: parti omnipotent, justice à la botte du pouvoir… », dit-il, reprenant ainsi mot pour mot les critiques formulées par l’opposition laïque. A un détail près: selon lui, tout le monde en Tunisie veut la charia, «alors pourquoi ne l’applique-t-on pas? Ce n’est pas cela, la démocratie »? Mais la démocratie, il l’invoque seulement quand ça l’arrange. Car le jeune homme aspire à un retour aux sources, au temps du Prophète: «Autrefois, nous, les Arabes, étions les premiers en tout. C’est le système démocratique occidental qui nous a mis à genoux! »

La seule chose qui l’attriste, c’est de devoir admettre qu’il n’est pas encore tout à fait un bon musulman. « Tu fumes? Tu as une copine?», lui demande l’un de ses amis. Le jeune homme confesse en rougissant qu’en effet il aime trop le reggae et les vêtements. Quant aux femmes qui refusent de se voiler, il faudra bien qu’à l’heure du califat elles appliquent la loi islamique. «Laissons l’islam, tente -il gentiment pour se mettre à ma portée. Moi, je suis jaloux, je n’ai pas envie que des millions de Tunisiens voient ma femme. Le voile, c’est comme le papier d’un bonbon, tu manges les bonbons qui n’ont pas de papier, toi?»

«Nous ne sommes pas la France»

«Vous êtes dans le haut lieu de la contestation»: retranché dans son bureau de la faculté de la Manouba, le doyen Habib Kazdaghli montre les serrures arrachées et les meubles vandalisés qui jonchent le couloir. Depuis qu’en octobre dernier des professeurs ont demandé à des étudiantes en niqab de se découvrir pour passer leurs examens, la faculté a été occupée par les salafistes, les professeurs harcelés, les vitres des bâtiments brisées. Et le drapeau noir a un moment flotté à la place du drapeau tunisien mis en pièces. Le 6 mars dernier, quand deux étudiantes en niqab s’introduisent dans le bureau du doyen et déchirent ses papiers d’identité, il tente de les repousser, puis sort pour porter plainte. Accusé de violences, il sera jugé le 5 juillet, alors que la justice n’a pas inquiété les étudiants qui ont mis à sac l’université. Ils étaient conduits par Mohamed Bachti, un étudiant célèbre, condamné à huit années de prison sous Ben Ali pour avoir appartenu au groupe Soliman, branche tunisienne du GSPC algérien, le Groupe salafste pour la Prédication et le Combat, dont tous les membres ont été amnistiés après la révolution. «De victime, je deviens l’accusé! Le ministère de l’Enseignement supérieur m’a même reproché de les avoir provoqués, alors que je ne fais qu’appliquer la loi…», soupire le doyen.

Au ministère de la Justice, Ali Ferjani, membre du bureau politique d’Ennahda, s’agace quand on évoque l’affaire. « Nous savons qui il est », affirme-t-il en rappelant le curriculum du doyen, ex-communiste et spécialiste universitaire des juifs tunisiens. «Les fondamentalistes laïcs ne pourront pas imposer leur vision. Nous ne sommes pas la France!»
A la faculté de la Manouba, Moncef, un étudiant salafiste en deuxième année de français, s’apprête à faire sa prière sous les fenêtres du doyen. Pour « lechichiter», explique-il. Mais pourquoi ce militant d’un islam radical a-t-il choisi d’étudier le français? «Pour mieux combattre la France, répond-il d’un ton sérieux. Il faut tuer ceux qui s’en prennent à l’islam, Sarkozy et François Hollande, le communiste…»

La complainte du djihadiste

Si une balle ne lui avait pas pulvérisé le nez il y a quelques jours, Choukri serait déjà en train de se battre en Syrie. Il reçoit, alité, dans sa belle villa du centre de Tunis. Car Choukri n’est pas un de ces salafistes miséreux contraints de vendre des feuilletés dans les souks pour survivre. C’est un djihadiste, un vrai, mais aussi un investisseur, engagé dans des projets touristiques. Alors qu’il filmait les émeutes qui ont embrasé les quartiers populaires de la capitale à la suite de l’affaire de l’exposition du palais de la Abdellia, une balle l’a touché en pleine figure. Sur son film, on voit un policier en train de mettre le feu à l’étal de fripes d’un petit marchand.

Selon lui, on a tiré sur lui délibérément. Connu pour avoir participé à la guerre en Libye, Choukri a passé près de dix mois à combattre les troupes de Kadhafi, de Zeitan à la frontière avec le Tchad, aux côtés de ceux qui ont arrêté Saïf ai-Islam. Avant de quitter le territoire libyen, il a fait comme ses camarades de djihad, il a enterré ses armes – une dizaine de kalachnikovs – et rendu une Jeep équipée d’une mitrailleuse. La destruction par l’armée tunisienne, il y a quelques jours, de camions d’armes libyens alors qu’ils s’apprêtaient à franchir la frontière algérienne, n’est pas une surprise pour lui. Il décrit d’ailleurs la Libye d’aujourd’hui comme le paradis du djihadiste.

Il y a quelques mois, il a vu des casernes remplies d’armes chimiques, une centaine de roquettes Grad abandonnées dans la banlieue de Sabaa, des missiles antiaériens Sam-7 et des missiles antichars Milan: « Chacun venait y faire son marché. » Y compris, toujours d’après lui, le célèbre cheikh Arour, ce salafiste syrien qui, depuis son exil en Arabie Saoudite, appelle au massacre des Alaouites. Choukri a aussi aperçu Abdelhakim Belhadj, le chef militaire de Tripoli, muni de faux papiers pour livrer de l’argent aux opposants syriens réfugiés en Turquie. «J’étais à l’aéroport lorsqu’on l’a arrêté, mais le président du Conseil, Mustafa Abdeljelil a donné l’ordre de le laisser passer: si on avait arrété Belhadj, c’était la guerre civile. »

Aujourd’hui, Choukri affirme ne plus rien comprendre à ce gouvernement de «Ben-alistes qui portent la barbe », ni à la révolution: «Ils disent que Bouazizi, en s’immolant par le feu, a déclenché la révolution, et qu’il est un martyr, alors qu’en islam il est interdit de se suicider. » Et les kamikazes? «Eux, c’est différent, ils se servent de leur corps comme d’une arme de guerre, ce sont bien des martyrs. » Choukri explique que pour les salafistes la Tunisie est plus une terre de prédication que de djihad. Mais il prévient: «Il ne faudrait pas que les provocations du gouvernement changent la donne…»

Cheikh Mokhtar al-Jebali

Jugement
L’ancien président tunisien Zine El-Abidine Ben Ali vient d’être condamné par contumace à perpétuité par un tribunal militaire du Kef pour son rôle dans la répression des révoltes à Thala et Kasserine, qui avaient provoqué la mort de 22 personnes entre le 8 et le 12 janvier 2011. L’ancien chef de la garde présidentielle, Ali Seriati a, lui, bénéficié d’un non-lieu.

SARA DANIEL