Interview

« Cette révolution sonne le glas des dictatures arabes »

Dans le monde arabe, les élites et la société civile ont atteint un degré de maturité comparable à celui de la Tunisie.

Bassma Kodmani Le Nouvel Observateur. – Quelle est la spécificité de la révolution tunisienne ?

Bassma Kodmani. – Cette révolution est partie d’un geste de désespoir: elle n’était pas planifiée. Ce qui l’a rendue possible, c’est l’existence d’acteurs particuliers, comme l’Union générale des Travailleurs tunisiens, qui a toujours joué le rôle de courroie de transmission entre la société civile et le pouvoir. Mais l’UGTT n’est pas un acteur politique. Qui prendra le relais du pouvoir dans la Tunisie de demain? L’élite a une vision claire de la société qu’elle appelle de ses voeux, mais elle n’a aucune pratique de la chose publique. Ce qui est vrai aussi des islamistes. Les nouvelles forces politiques tunisiennes vont-elles s’imposer à la tête du pays? C’est toute la question.

N. O.- L’exemple tunisien peut-il servir de laboratoire démocratique aux autres pays arabes ?

B. Kodmani.- Oui, bien sûr, mais il peut aussi servir de repoussoir si les choses tournent mal. Dans plusieurs de ces pays, les sociétés civiles ont atteint un degré de maturité comparable, parfois même supérieur à celui de la Tunisie. Théoriquement, la révolution tunisienne pourrait donc se reproduire ailleurs: en Egypte, en Jordanie, en Algérie et jusqu’à un certain point au Yémen. Mais souvent, la complexité de la composition de la société rend le changement plus difficile qu’en Tunisie. L’existence de différences ethniques et religieuses (Kurdes, chrétiens…) ou de conflits qui drainent les ressources et structurent les forces militaires, comme le conflit israélo-palestinien, sont une composante majeure de la vie politique jordanienne, égyptienne ou syrienne.
De plus, aujourd’hui, dans les pays arabes, les forces de sécurité sont devenues un acteur incontournable de la vie politique car ce sont souvent elles qui assurent l’ordre social. Dans le cas tunisien, il est intéressant de noter que l’armée et la police se sont opposées. En Algérie et en Egypte, un processus de négociation entre la société civile et les forces de sécurité est déjà en cours. En Algérie, on sait que les liens entre l’armée et les services restent étroits. On ignore en revanche quelle serait l’attitude de chacune de ces forces en cas de soulèvement en Egypte.

N. O.- Quelle a été la réaction des pays arabes à la révolution tunisienne ?

B. Kodmani.- Les régimes arabes ont immédiatement accentué la répression et l’encadrement de l’opposition. Et dans le même temps, ils ont cherché à donner des gages à la société en annonçant une baisse du prix des denrées de première nécessité. C’est le prétexte récurrent de leur autoritarisme: les impératifs sociaux auxquels ils font face seraient trop urgents pour permettre une démocratisation. D’ailleurs, c’est toujours au nom de ces impératifs, éducation, nourriture, logement, qu’ils sollicitent aussi l’aide des grands organismes internationaux comme la Banque mondiale. Si ces régimes acceptent de se réformer et d’arrêter leur course folle au libéralisme, peut-être pourront-ils se maintenir encore quelque temps, disons, entre cinq et dix ans. Cela sera plus facile dans les pays dirigés par de jeunes chefs d’Etat, comme le Maroc, la Syrie ou la Jordanie. Ce qui n’est pas le cas de l’Egypte, ni de l’Algérie, où la distribution de la manne pétrolière et gazière ne suffit plus à créer des emplois ou à réduire l’économie informelle. Mais, à terme, les événements en Tunisie sonnent le glas de toutes les dictatures arabes.

N. O.- Parce qu’ils vont provoquer un réveil des peuples ?

B. Kodmani.- La rue arabe appelle de ses voeux la fin de la corruption, de la dictature et du mépris. Mais si tout le monde s’accorde à vouloir mettre fin à l’autoritarisme, reste à savoir comment. En Egypte, par exemple, il y a beaucoup de discussions entre les différents acteurs politiques, Frères musulmans et société civile, pour imaginer l’après-Moubarak Un chrétien pourra-t-il accéder à la présidence de la République? Quid du droit des femmes et de la charia? Aucune de ces questions n’a jusqu’ici été résolue. Espérons que la révolution du jasmin accélère ces réflexions, et l’élaboration de programmes communs de gouvernement.

N. O.- Une démocratisation des pays arabes ne risque-t-elle pas de faire le lit des islamistes ?

B. Kodmani.- En Tunisie, le risque est minime. Les islamistes s’inscrivent dans une logique de coalition et ils savent à quel point les Tunisiens tiennent à leurs acquis, économiques, sociaux, comme le rôle de la femme, etc. Ailleurs, si les forces sociales sont relayées par les forces politiques, l’ensemble constituera un vrai rempart contre les islamistes. Aujourd’hui, par leurs actions sociales qui soulagent les souffrances des populations, les mouvements islamistes contribuent, volontairement ou non, au maintien des régimes autoritaires en place. On le voit bien en Egypte, où la pauvreté et l’injustice sont telles qu’il devrait y avoir une révolte par jour. Dans les démocraties arabes de demain, les islamistes feront partie du paysage politique, bien sûr, mais ils ne domineront pas les gouvernements. Et s’ils arrivaient tout de même au pouvoir, ce serait sur le modèle d’un islam modéré, comme en Turquie.