Reportage

Ben Ali : L’histoire secrète de sa fuite

Le dictateur tunisien a été poussé à l’exil par l’armée mais aussi par sa femme, la machiavélique Leïla. Grâce à des témoignages inédits, Sara Daniel revient sur le récit de ce départ forcé et sur les derniers moments du président sur le sol de son pays en pleine révolution.

De notre envoyée spéciale

Il refuse de monter dans l’avion. Sur le tarmac de l’aéroport de Tunis, il résiste, se tord les mains, serre sa petite mallette noire, son seul bagage, essaie de rebrousser chemin vers la Mercedes qui vient de le déposer. Il supplie: «Laissez-moi, je ne veux pas y aller, je veux mourir ici dans mon pays. » On l’a pressé de monter dans une voiture sans même lui laisser le temps de prendre une veste. Alors il frissonne dans sa chemise bleue, de la même couleur que son pantalon et ses chaussures, sous le ciel couvert de Tunis. Ce vendredi 14 janvier à 17 heures, alors que la révolte gronde dans les rues de la capitale, Ben Ali ne veut pas partir. Il gémit, hagard. «Bordel de Dieu! Tu vas monter! » C’est Ali Seriati, l’homme de l’ombre, le redouté chef de la police politique, compagnon de Ben Ali depuis trente ans, qui le bouscule et l’oblige à gravir les marches en jurant. Aucun des militaires qui font cercle autour du petit groupe composé du président, de sa femme Leïla, de leur fils Mohamed, de sa fille Halima, du fiancé de celle-ci, du majordome Moustafa qui a tenu à les accompagner et de deux employées de maison philippines, n’a osé toucher le président. Avec la langue fleurie qu’elle affectionne, Leïla rudoie ce mari hébété dont les jérémiades l’exaspèrent maintenant qu’il a perdu son pouvoir: «Monte, imbécile, toute ma vie il aura fallu que je supporte tes conneries! » Sur la passerelle de l’avion, leur fille Halima, qui s’est toujours très mal entendue avec sa mère, menace Leïla et Seriati: «Lâchez mon père, sinon je descends tous vous tuer!»

Scène de ménage

Deux semaines plus tard, ce haut gradé de l’armée de l’air, qui avait été convoqué à l’aéroport ce vendredi 11 janvier pour escorter le président tunisien à son avion, a encore les larmes aux yeux quand il se rappelle ce moment d’histoire, tragique et grotesque à la fois. Il continue envers et contre tout à éprouver une certaine affection pour «son» président et veut raconter cette scène qui l’a bouleversé et l’obsède. Comme beaucoup de Tunisiens, il aurait aimé que Ben Ali ait le courage d’affronter son destin en Tunisie. Comme s’il était plus difficile encore d’accepter d’avoir vécu pendant toutes ces années sous le joug d’un lâche. Quant à la régente de la Tunisie, la détestée Leïla Trabelsi, elle aurait pu dire à Ben Ali comme la mère de Boabdil, chassé de Grenade par Ferdinand II d’Aragon pendant la Reconquista qui mettait fin à sept siècles de domination maure de l’Espagne: « Tu pleures comme une femme ce que tu n’as pas su garder comme un homme » … Mais non, ce sont ses invectives et ses jurons que retiendront les Tunisiens et les livres d’histoire. La parenthèse de vingt-trois ans du « bénalisme », affaire de famille, se sera refermée sur une scène de ménage.
«Pourquoi a-t-il fui? Même Saddam Hussein a eu le courage de mourir dans son pays» : ces jours-ci, on entend souvent les Tunisiens, stupéfaits de la rapidité avec laquelle le despote a rendu les armes, faire cette comparaison peu flatteuse. Piètre consolation pour eux quand ils apprendront que le tyran ne voulait pas quitter son pays, mais que, face au couple diabolique formé par sa femme et par son Fouché, homme des basses besognes, il n’aura pas eu la force de s’opposer à son exil.

A l’aéroport, un cortège suit de près celui du cercle rapproché des Ben Ali. C’est la famille de Leïla, sa cour dont elle ne se sépare jamais. Une vingtaine de personnes qui se serrent dans des limousines noires. Pour éviter une scène supplémentaire, l’armée a expliqué à Leïla que l’Arabie saoudite ne veut pas accepter sa famille mais que des avions sont sur le point d’arriver pour les conduire à Lyon et à Rome. En fait, c’est un subterfuge: les membres de la famille de Leïla seront arrêtés dans le salon d’honneur de l’aéroport et conduits en minibus à la caserne de Tunis, dès que l’avion présidentiel baptisé « Oscar Oscar» aura décollé. Parmi eux se trouve Imed, maire de La Goulette – le port de Tunis – et neveu favori de la présidente, un escroc qui n’a pas hésité à voler le yacht de Bruno Roger, le PDG de la banque Lazard, dans le port de Bonifacio. Imed, dont on avait annoncé quelques jours auparavant la mort dans les journaux…

Le pilote de l’avion ne sait pas vers quelle destination il se dirige. L’état-major de l’armée qui a pris le contrôle de la situation lui communique son plan de vol au fur et à mesure. Au niveau de Tripoli, deux avions chasseurs les rejoignent pour escorter le Boeing présidentiel. Il n’y aura qu’une escale technique à Malte, avant l’atterrissage à Djeddah. Au cours du voyage, Ben Ali se lève toutes les dix minutes pour rejoindre le pilote dans le cockpit. Il lui met la main sur l’épaule et lui répète inlassablement la même phrase, comme un dément: « Mon fils, n’est-ce pas que tu vas me ramener en Tunisie après?» Le pilote ému choisit de mentir à cet homme hagard: «Bien sûr, monsieur le président, j’ai reçu des instructions dans ce sens… » Dans l’avion, Ben Ali donne l’image d’un homme sous influence, entièrement dominé par sa femme et son chef de la sécurité qui, selon des membres de la famille Trabelsi, gèrent déjà une partie des affaires du pays sans lui. Et pourtant, la veille, le jeudi 13 janvier, le président avait tenté de s’affranchir de la pesante tutelle de Leïla et de ses conseillers qui sont en réalité passés dans le camp de sa femme. Affolé par la tournure que prennent les événements et la mise en demeure de Rachid Ammar, le chef d’état-major de l’armée de terre, qui lui a demandé expressément de quitter le pouvoir pour éviter un bain de sang, Ben Ali décide de demander le conseil d’un de ses gendres, marié à une des filles nées de son premier mariage.

Le 7 novembre 1987, Ben Ali destitue Habib Bourguiba pour sénilité. Il devient alors président et chef des forces armées. Annonçant à la radio sa prise de pouvoir, il déclare: « L’époque que nous vivons ne peut plus souffrir ni présidence à vie ni succession automatique à la tête de l’Etat desquelles le peuple se trouve exclu… »

Les Corleone de Carthage

Chez ces Corleone de Carthage, les clans familiaux recoupent des clivages politiques et la famille du premier lit du président, formée par les filles de Naïma Kéfi et leurs maris, est réputée plus ouverte que la famille de Leïla (voir l’arbre généalogique) . Homme d’affaires brillant, proche des milieux sarkozystes, le gendre conseille alors à son beau-père de lâcher du lest s’il ne veut pas tout perdre. Il met en garde le président contre l’influence de ses conseillers, qui le coupent des réalités. Il accepte aussi de participer à la rédaction du fameux discours que son beau-père prononcera le 13 janvier, le premier que Ben Ali ait jamais fait en arabe dialectal. Quand celui-ci ose, référence cousue de fil blanc à de Gaulle, un «Je vous ai compris » , on le sent bien mal à l’aise. A plusieurs reprises, il fait tomber son micro. Pas facile après vingt-quatre années de dictature de promettre soudain qu’il va desserrer l’étau… Ben Ali assure aussi ne pas briguer de mandat en 2014 et ordonne la fin des tirs à balles réelles sur la foule.
Aussitôt, Facebook et Twitter sont accessibles en Tunisie. Ben Ali va même jusqu’à autoriser un débat sur les « événements » . D’un ton incroyablement libre, celui-ci va même évoquer le sujet le plus tabou du régime, la rachwa , la corruption. Au palais, c’est la déflagration. Le soir même, Abdelwahab Abdallah, que les journalistes surnomment « Goebbels » parce qu’il tient les médias d’une main de fer, appelle le directeur de la télévision pour l’insulter. Et lui interdire d’organiser d’autres débats. Facebook est à nouveau censuré et, le vendredi matin, le palais « convoque » une manifestation grotesque de soutien à Ben Ali qui montre bien que «le changement» annoncé la veille a été de très courte durée.

Leïla est folle de rage contre son mari. En promettant de lâcher un peu de lest, Ben Ali a perdu les rênes du pouvoir, pense-t-elle. Dans la matinée du 14 janvier, le palais de Hammamet où Ben Ali s’est réfugié résonne des cris de Seriati qui essaie de convaincre le président de son plan. Ben Ali, comme de Gaulle – encore! – pendant Mai-68, doit s’éclipser. Pendant ce temps Seriati et ses milices sèmeront le chaos, et le président sera alors rappelé en sauveur. Mais au même moment le général Ammar, chef d’état-major de l’armée de terre, prévient le président que l’armée est sur le point de se retourner contre lui et lui offre une dernière fois la possibilité de quitter le pays. Ce sont les interventions de ces deux hommes, pour des raisons diamétralement opposées, qui finiront par convaincre Ben Ali, la mort dans l’âme, avec les revirements et les remords que l’on sait, qu’il n’a plus le choix. Mais jamais le président n’aurait accepté de décoller si Seriati ne lui avait juré que son départ n’était que temporaire. Son entourage arrive à le persuader qu’il va bientôt être rappelé pour « sauver » une deuxième fois la Tunisie: déjà en janvier 1984, alors qu’on l’avait envoyé en exil doré en Pologne où il exerçait la fonction d’ambassadeur, Ben Ali avait été rappelé pour mater de sanglantes émeutes, ce qui l’avait propulsé au poste de patron de la Sûreté nationale avant qu’il ne prenne le pouvoir.
Seriati et Leïla ont-ils cru sérieusement que le président ou sa femme pourraient revenir à la tête du pays ou savaient-ils déjà que leur sort était scellé? Ce qui est sûr aux yeux des proches, des membres de la famille comme du personnel du palais qui ont accepté de témoigner pour cet article de façon anonyme, souvent à voix basse et jamais par téléphone tant ils ont encore peur de la Lady Macbeth de Carthage, c’est que le transfert du pouvoir entre Ben Ali et Leïla avait déjà eu lieu, bien avant la révolution. Un membre de la famille Trabelsi explique que Ben Ali affaibli par son cancer de la prostate avait émis le souhait de raccrocher les gants au moment des élections de 2009. Un souhait balayé aussitôt par Leïla, qui lui avait demandé de lui accorder encore un peu de temps: «Dans son esprit, le scénario était clair, elle assurerait la régence jusqu’à ce que son fils Mohamed [âgé aujourd’hui de 6 ans] soit en âge de régner. Et dès qu’on évoque le nom de son fils adoré, Ben Ali s’exécute. » Ce n’est pas nouveau. Il y a quelques mois, un médecin apparenté au clan était venu rendre visite à Leïla à propos de son association pour les handicapés. Leïla avait besoin d’un dossier et, devant son interlocuteur éberlué, elle avait appelé son mari pour qu’il vienne lui apporter le document. «Zine Ben Ali s’est exécuté docilement. On voyait clairement qui dominait qui… »

A 63 ans, Rachid Ammar, chef d’état-major de l’armée de terre, est devenu l’un des héros de la révolution tunisienne. Le 1 2 janvier, il a été limogé pour avoir refusé de donner l’ordre à ses soldats de tirer sur la foule. L’armée tunisienne, forte de 35 000 hommes, a été marginalisée par Ben Ali au profit de la police, dont les effectifs se montent à 1 50 000 hommes.
Au siège de la commission d’enquête sur la corruption et les malversations, les Tunisiens viennent déposer plainte, ou seulement raconter les expropriations et rackets en tous genres que leur ont fait subir les dignitaires du régime.

Le plan de Leïla

Leïla se voit alors déjà en train de présider aux destinées de la Tunisie enfin libérée de la tutelle agaçante de Ben Ali: elle n’a apparemment pas conscience de la haine féroce qu’elle suscite. «Qu’est-ce que les Tunisiens penseraient de moi comme présidente?» , avait-elle demandé, quelques semaines seulement avant l’immolation de Mohamed Bouazizi, aux membres de sa famille réunis en conclave au club Alissa, le cercle luxueux que dirige sa soeur Samira, près de Sidi Bou Saïd, le village chic qui domine Carthage. «Et si c’était Sakhr el Materi?» , a demandé une de ses soeurs, en mentionnant le gendre préféré de Leïla, celui dont elle a arrangé le mariage avec sa fille, Nesrine, et qu’on présentait souvent comme un des possibles dauphins de Ben Ali. Sèchement, Leïla l’a fait taire: « Vous pouvez toujours rêver! » Car Leïla a un plan. Elle aussi veut se débarrasser du président. C’est la révolution qui la prendra de vitesse.

Le ressentiment de la fille-mère

Incroyable destin que celui de cette femme, née en 1957 dans une famille de onze enfants, au coeur d’un des quartiers les plus pauvres de la médina. Lorsqu’il croise la route de l’ex-coiffeuse en 1984, le général Ben Ali est déjà marié et père de famille, il installe Leïla dans une villa cossue de la Soukra, près de Tunis. Leïla se souvient avec amertume de ces années d’amours clandestines. Lorsqu’elle est enceinte, les filles de Ben Ali viennent lui proposer de leur confier le bébé pour l’élever. C’est de cet épisode que vient la haine tenace qu’elle nourrit à l’égard de ses belles-filles. Et l’amour inconditionnel qu’elle voue à sa famille qui l’a soutenue dans ces moments difficiles. Plus tard, en 1992, lorsqu’elle s’installe enfin au palais avec le président, elle répète souvent devant ses interlocuteurs surpris qu’elle se vengera des grands bourgeois de Tunisie, ceux qui l’ont traitée par le mépris parce qu’elle était fille-mère, d’un milieu social défavorisé et qu’elle jure comme une charretière. Haineuse, elle promettait: «Je les écraserai. »
La détermination que montre Leïla à livrer la Tunisie aux appétits destructeurs de son clan s’explique aussi par ce ressentiment social qui l’a façonnée. Phase ultime de son ascension, la conquête du pouvoir lui offrira sa revanche finale. Madame la présidente sera vengée de toutes ces premières dames du monde arabe, aristocrates surdiplômées et cosmopolites qui la méprisent, comme Rania de Jordanie ou Sheikha Mozah du Qatar, et qui vont jusqu’à bouder les manifestations internationales auxquelles Leïla se rend. Et pendant que Bouazizi s’immole et que la rue s’enflamme en écho à son martyre, Leïla prépare son accession à la présidence. Imitant l’exemple de son mari qui, le 7 novembre 1987, avait destitué Habib Bour guiba pour sénilité avant de prendre sa place.

C’est donc ce rêve de pouvoir et de reconnaissance qui s’effondre ce vendredi 12 février à 17 heures sur le tarmac de l’aéroport de Tunis. «Monte, imbécile, toute ma vie il aura fallu que je supporte tes conneries » Le rêve de Leïla est devenu un cauchemar qui a pris le visage d’un vieux despote aux cheveux teints, au visage botoxé, celui-là même qu’elle voulait évincer et dont il lui faut désormais, à jamais, partager l’exil.