Reportage

Bagram, le bagne secret d’Obama

Ils se regardent, heureux et émus. Un peu embarrassés aussi. Comment se retrouver après si longtemps ? Comment reprendre le fil d’une existence interrompue il y a trois ans, quatre ans ? Ils ne savent plus très bien. A Bagram, on perd la notion du temps. Ce matin de décembre, ils sont trois à avoir été relâchés de « la prison des Américains ». Dans cette ruelle de Kaboul, c’est un étrange spectacle que de voir ces hommes engoncés dans leur tunique bleu ciel toute neuve qu’ils viennent de troquer contre leur uniforme rouge de prisonniers. Ils rient de retrouver les leurs, qu’ils n’osent pas embrasser. « C’est bien toi, Ahmad, mon frère ? – Je te croyais mort !» Poliment, les deux premiers ex-prisonniers écartent nos questions : ils ont hâte de se retrouver seuls avec leur famille, après une si longue absence. Bientôt, leurs silhouettes disparaissent, effacées par le vent de poussière de Kaboul.

Seul le troisième s’attarde, heureux de pouvoir parler. Personne n’est venu le chercher. Hadji Gul Raman raconte le pire en souriant. Ses dents cassées à coups de poing le jour de son arrestation. L’air conditionné qui lui gelait les os en plein hiver. Les lances à incendie qui aspergeaient d’eau glacée les prisonniers entassés à vingt dans des cellules grillagées. La promiscuité, les bagarres quotidiennes pour accéder à l’unique WC… Ces humiliations et ces tortures, appliquées hier à Abou Ghraib et à Guantanamo, sont toujours de mise à Bagram, malgré les déclarations de Barack Obama. Malgré l’horreur que semblent lui inspirer les dérives de la «guerre aux terroristes » déclenchée par son prédécesseur. Et encore, Raman n’a pas connu les « techniques » en vigueur dans les premières années de la prison de Bagram, construite il y a huit ans. Il n’a pas vécu ce qu’a subi Omar Kadr, 15 ans au moment de son arrestation, que les matons transformaient en serpillière vivante, le traînant sur le sol après l’avoir enduit d’encaustique. Ou Dilawar, mort en 2002 après avoir été suspendu par les mains pendant quatre jours alors qu’il n’y avait aucune preuve contre lui. Selon un rapport d’autopsie, ses jambes avaient doublé de volume.

Hadji Gul Raman aura donc passé trois ans dans ce cachot de l’Amérique en guerre parce que, comme presque tous les Afghans, il possédait une kalachnikov… Un jour de décembre 2006, Raman était parti avec ses oncles à la recherche de son cousin, Hadji Ahmed Sharkan, gouverneur de district dans la province de Helmand, kidnappé par des trafiquants – un sport national en Afghanistan. A un checkpoint, des soldats américains les ont contrôlés. Ils ont arrêté celui qui tenait l’arme ; ils ont fini par relâcher les autres. Raman n’a jamais vu un avocat ni un juge, il est donc impossible de vérifier sa version des faits… «On m’a rayé de la liste des vivants, dit-il. Je ne savais pas combien de temps je resterais enfermé, ni où je me trouvais. » Comment situer un lieu qui n’existe pas ?

Sur aucune carte

Car le centre de détention de Bagram, situé sur une base militaire américaine au nord-est de Kaboul, ne figure sur aucune carte. L’emplacement de la plus grande prison militaire américaine située hors des Etats-Unis est classé secret-défense. Contrairement à Guantanamo, aucun journaliste n’a pu visiter les deux hangars couleur sable entourés de béton. Aucun observateur extérieur, aucun inspecteur de la Croix-Rouge n’a eu accès au quartier « spécial» du centre de détention, où l’on interroge les prisonniers de « très haute valeur». Dans cette «geôle noire», comme l’appellent les détenus, les cellules individuelles en béton n’ont pas de fenêtre ; la lumière reste allumée 24 heures sur 24. En août dernier, le gouvernement américain a limité à … deux semaines le temps de séjour dans ces lieux d’interrogatoire.

Bagram, la prison qui, selon le mot d’un procureur militaire américain, ferait passer Guantanamo pour «un bel hôtel». Bagram, la hantise des Afghans, qui connaissent tous un proche ou un voisin disparu un jour sans laisser de traces, happé par ce trou noir. Bagram, que les militants américains des droits de l’homme ont baptisée «le bagne d’Obama». Car, après l’élection du nouveau président, le ministère de la Justice américain a décrété que ceux qui y étaient enfermés ne pourraient pas – à la différence de ceux de Guantanamo contester leur détention devant une juridiction civile, ni même voir un avocat… Une décision si contraire aux principes affichés par Obama qu’il est aujourd’hui soupçonné de vouloir remplacer le bagne cubain par la prison afghane. Tandis que le nombre de détenus à Guantanamo n’a cessé de diminuer (ils sont actuellement moins de 200), il a rapidement augmenté à Bagram, en particulier au cours des derniers mois. Selon Stephen Clutter, un porte-parole de l’armée américaine, ils seraient aujourd’hui 750, dont 30 non-Afghans et 5 mineurs. Comme si les Etats-Unis, empêtrés dans leur lutte contre le terrorisme et Al-Qaida, avaient finalement estimé qu’ils ne pouvaient se passer, en temps de guerre, d’une prison de non-droit où tous les moyens sont bons pour « recueillir » des informations. D’abord centre de triage de prisonniers arrêtés sur le théâtre d’opérations afghan, Bagram est ainsi devenue la destination finale de suspects arrêtés dans le cadre de la guerre contre la terreur.

Dans le petit matin d’une journée glacée de décembre, des hommes attendent, accroupis, dans le jardin de roses du procureur de Kaboul. Ils sont venus s’enquérir de leurs disparus. Des familles de toutes les régions de l’Afghanistan ont dépêché leurs vieillards : ceux qui ne peuvent plus travailler aux champs campent parfois des mois entiers dans la capitale dans l’espoir d’avoir des nouvelles de leurs prisonniers. Le procureur ne reçoit que les notables qui peuvent produire une lettre de recommandation signée d’un chef de tribu. Les autres sont ballottés de bureaux en officines, dirigés vers des subalternes, qui les chassent d’un revers de la main ou s’empressent d’égarer leurs dossiers dans des piles de paperasse.

Dans le lot, il y a des coupables, bien sûr, des auteurs d’attentats animés par la haine de l’occupant. Mais la majorité des histoires que racontent ces hommes décrivent le formidable malentendu qui s’est installé entre les Afghans et les troupes d’occupation. La peur et l’incompréhension. Le choc des cultures, habilement exploité par des chefs de guerre ou de simples paysans : pour se débarrasser d’un rival encombrant, il suffit de le dénoncer comme un dangereux taliban à des soldats occidentaux, qui n’entendent rien à toutes ces querelles. Cette guerre menée à coups de rafles aveugles envoie en prison pour des années des gens qui souvent n’ont eu que le tort de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment.

Abdul Razak, un marchand du bazar de Kandahar, a été détenu cinq ans à Guantanamo puis à Bagram parce qu’il avait… le même nom que le ministre de l’Intérieur des talibans. Abdul Rahman, enfermé lui aussi dans la prison afghane, a été accusé d’avoir tué un policier qui n’était pas encore mort le jour de son arrestation… L’affaire qui a conduit Alam Khan, un jeune paysan, jusqu’à Bagram est tout aussi ubuesque. Son père, un vieil homme au visage barré de rides profondes, raconte, en pestant contre le manque de discernement des Américains : « Un jour, dans la province de Zaboul, notre voisin Nasrallah a tiré deux balles sur mon fils, dont il convoitait la terre. Pendant sa convalescence, mon fils a juré de se venger. Mais avant qu’il puisse le faire, Nasrallah l’a dénoncé aux Américains pour se protéger. Il a prétendu que mon fils était un commandant taliban, un certain Salim. Tout le monde sait pourtant que ce Salim n’est même pas de notre district !»

« Odeur de zoo »

Indignés par ces arrestations arbitraires, le comité de paix et de réconciliation (chargé de rallier les talibans «modérés» au gouvernement afghan) et le président Karzaï ont demandé aux Américains de laisser la justice afghane réexaminer le cas des prisonniers dont les chefs de tribu se portent garants. Les Américains – comme en Irak – ont finalement accepté de communiquer certains dossiers aux autorités locales. A ce jour, le comité a reçu plus de 2 300 lettres de chefs tribaux, qui ont abouti à plusieurs centaines de libérations. Membre du comité, le professeur de droit Hachimi, ex-conseiller du ministre afghan de la Justice, reconnaît que les relaxes sont souvent aussi arbitraires que les arrestations : « Il est trop dangereux de se rendre dans les provinces pour entendre les protagonistes. Alors on se contente de faire répéter aux détenus leur version des faits. S’il n’y a pas d’incohérence, on propose leur libération. Et les Américains décident… »

Sayed Sharif Sharif, le juge afghan chargé d’instruire les dossiers que les Américains veulent bien lui communiquer, reçoit dans un bureau exigu dont les armoires débordent. Il n’oubliera jamais la première fois qu’il a visité la prison de Bagram : «Les chiens, l’odeur de zoo qui émanait des cages… » Sur les 600 cas qu’il a pu examiner, 200 prisonniers ont été aussitôt innocentés – « des erreurs judiciaires ». Les autres ont été jugés pour des délits mineurs et relâchés après deux ans de prison. « Quant à la centaine de prisonniers de Bagram arrêtés avant 2007, ceux-là, nous n’avons jamais pu avoir accès à leur dossier… », dit le juge Sharif.

« Nous devons payer même les juges »

Barack Obama, qui n’a pas renoncé à fermer la prison de Guantanamo, n’a jamais évoqué Bagram dans ses discours. Après son élection, il a pourtant signé un décret ordonnant la fermeture de tous les sites secrets contrôlés par la CIA. Mais ce décret n’a pas été appliqué à la prison de Bagram, puisque celle-ci dépend de la section forces spéciales de l’armée… Un tel mystère entoure ce centre de détention situé en zone de combats que bon nombre d’Américains ne connaissent même pas son existence. Ce sont les procédures engagées par des militants des droits de l’homme qui ont levé un coin du voile. L’Union américaine pour les Libertés civiles, une ONG new-yorkaise qui s’est donné pour mission de « défendre et préserver les droits et libertés individuels garanties par la Constitution et les lois des Etats-Unis», a saisi la justice et obtenu que l’administration pénitentiaire militaire américaine soit contrainte de révéler les noms de la plupart des détenus de Bagram. Mais ceux qui figurent sur cette liste restent des « combattants ennemis » et n’ont toujours pas le droit d’être représentés par un avocat.

Tina Foster, une avocate de l’ONG juridique Center for Constitutional Rights de New York, défendait des prisonniers de Guantanamo lorsqu’elle a réalisé que les pires sévices subis par ses clients avaient eu lieu à Bagram. Depuis qu’elle s’est penchée sur le dossier du «goulag afghan », la jeune femme accueille les promesses d’Obama avec scepticisme. Le gouvernement américain vient d’annoncer qu’il envisageait de confier l’administration de la prison au gouvernement afghan dès que celui-ci aura formé le personnel nécessaire. Mais Tina Foster n’y croit pas. Elle fait remarquer qu’aucune date n’a été fixée pour cette passation de pouvoir d’autant plus hypothétique que le président Karzaï, qui depuis des mois essaie en vain de former un gouvernement, n’a jamais été aussi faible. « Ils ne s’apprêtent pas du tout à fermer la prison, dit l’avocate. Ils l’agrandissent, au contraire. Les Etats-Unis ont besoin de Bagram pour pouvoir remplacer Guantanamo. Sur les méthodes de la guerre contre la terreur, entre l’administration Bush et l’administration Obama, il n’y a que le discours qui ait changé. » En attendant, depuis quelques mois, les prisonniers de Bagram contre lesquels il y a le moins de preuves sont progressivement transférés vers la prison afghane de Pul-e Charkhi – qui, elle aussi, a été agrandie. Là, ils retrouvent une identité et reçoivent un jugement, prélude à leur sortie de prison : une façon de donner un cadre légal à leur libération, à défaut de l’avoir fait pour leur incarcération. Mais ce sas vers la liberté n’est pas sans écueils. Car, dans le système judiciaire afghan, d’autres embûches guettent les « libérables ». Comme l’explique le père de Hayatullah, un prisonnier de 20 ans qui espère depuis des mois sortir des limbes de Pul-e Charkhi : « Si mon fils est innocent, pourquoi ne pas le libérer directement ? Depuis qu’il est à Pul-e-Charkhi, nous devons payer tout le temps, même les juges. Mais nous n’avons pas les moyens… Les riches commandants talibans, eux, ont des cellules confortables ; ils ont même des téléphones portables ! »

Dans un rapport confidentiel de 700 pages sur le système carcéral en Afghanistan – commandé par le général Petraeus -, Douglas Stone, un officier des marines, a démontré la perversité du système. Sur les 600 prisonniers incarcérés à Bagram en juin 2009, 400 au moins étaient innocents ! Mais les conditions de détention et la surpopulation carcérale résultant de la multiplication des opérations militaires, notamment dans le sud du pays, aboutissent souvent à transformer des innocents en enragés. Autrement dit : les détentions arbitraires et les mauvais traitements fabriquent des terroristes à la chaîne. Un cercle vicieux que risque de conforter l’envoi annoncé de 30 000 soldats supplémentaires. Et qui dessert gravement la cause pour laquelle l’Amérique se bat en Afghanistan. Tel est le paradoxe de Barack Obama, prix Nobel de la paix, qui mène deux guerres de front. Humaniste sincère qui maintient des prisons secrètes en violation des principes de cette Amérique qui l’a élu.

Prison de Bagram

Depuis qu’Obama est président des Etats-Unis, le nombre de prisonniers dans la prison de Bagram n’a cessé d’augmenter. Pour répondre aux critiques des défenseurs des droits de l’homme, l’administration américaine vient de construire un nouveau bâtiment (coût : 67 millions de dollars, soit 44 millions d’euros) encore inoccupé. Il ne pourra abriter que 300 prisonniers sur les 750 toujours détenus dans les cages vétustes de l’ancienne prison.

Tina Foster

Depuis 2005, Tina Foster, une avocate new-yorkaise de 35 ans, se bat pour les prisonniers de Bagram. En leur nom, elle soumet des pétitions d’habeas corpus (aux Etats-Unis, il est en principe illégal d’emprisonner sans jugement) mais jusqu’ici en vain. Tina Foster avait fait campagne pour Obama pensant qu’il mettrait fin aux méthodes illégales mises en oeuvre au nom de la « guerre contre la terreur ». Aujourd’hui, elle est cruellement déçue.

Visioconférence

Depuis deux ans à peine, et grâce au Comité international de la Croix-Rouge, les prisonniers de Bagram peuvent communiquer avec leurs proches par visioconférence. Le CICR a aussi obtenu, en septembre 2008, la permission d’organiser des visites de familles dans l’enceinte de la prison. Mais récemment les détenus ont refusé d’y participer pour protester contre leurs conditions d’incarcération.

Khaled Cheikh Mohammed

Khaled Cheikh Mohammed, le cerveau des attentats du 11 -Septembre, a été le plus célèbre détenu de la prison de Bagram, où il a séjourné avant d’être envoyé dans une geôle secrète en Pologne puis à Guantanamo. A Bagram, il a été torturé : « Ils m’ont mis dans l’anus un tube dans lequel ils ont versé de l’eau », a-t-il confié à des représentants de la Croix-Rouge.

Conférence de Londres sur l’Afghanistan

A la conférence de Londres sur l’Afghanistan, il a été question de réconciliation nationale avec les talibans… Selon le représentant de l’ONU à Kaboul, le Norvégien Kai Eide, un premier sujet de discussion avec la faction talibane pourrait porter sur « la liste des détenus dans la prison de Bagram ».

Hadji Gul Raman

Hadji Gul Raman, Abdul et Karim, au moment de leur libération en décembre dernier. Ils ont passé plus de trois ans dans les prisons de Bagram et de Pul-e Charkhi.

Sara Daniel, Le Nouvel Observateur