Reportage
Afghanistan : être une fille sous les talibans
« Rendez-vous chez moi !» depuis que les talibans ont pris le pouvoir l’année dernière, Fatima, 23 ans, a décidé qu’elle ne se laisserait pas dicter sa conduite par les règles rétrogrades de l’émirat des « étudiants en religion ».
La jeune femme venait alors de terminer sa dernière année à la faculté de sciences politiques. Elle rêvait de devenir ambassadeur, de voyager dans des pays lointains. Aujourd’hui l’émirat islamique lui a volé ses rêves et voudrait la cantonner dans sa maisonnette sur les hauteurs de Kaboul. Une femme ne peut voyager à plus de 45 km de chez elle sans sponsor, alors représenter son pays à l’étranger… Courageusement, elle a décidé d’ouvrir une école clandestine pour toutes les jeunes filles qui n’ont plus le droit d’aller à l’école. Car dans leur nouveau code de lois qui traduisent leur volonté de naviguer entre les exigences de la communauté internationale et leur ADN rétrograde, les talibans autorisent encore les filles à fréquenter l’école primaire et la faculté. Mais ils leur ont décrété que la porte de l’enseignement secondaire leur serait désormais fermé. Officiellement pour des questions de budget. En réalité parce que, pour ces ayatollahs de la « pudeur », il n’est pas convenable pour des jeunes filles en pleine puberté de sortir de chez elles et que la fin du lycée, c’est logiquement une façon d’en finir progressivement avec l’université et l’enseignement supérieur pour les femmes… Alors tous les soirs à 5 heures, une trentaine de jeunes filles se pressent chez Fatima à même le sol pour continuer à apprendre coute que coute. Elles sont rejointes par des garçons, jeunes ou plus vieux qui cherchent des cours de perfectionnement. Dans une désordonnée mais joyeuse mixité, le comble de la subversion aux pays des talibans, on apprend dans la maison de Fatima, le dari, le Coran ou les mathématiques. Et surtout la ténacité. La jeune fille dévore les livres, surtout anglosaxons, qui expliquent comment atteindre ses objectifs, ne pas être découragé par l’adversité et les élèves adorent ses leçons d’optimisme. Nous avons passé l’après-midi avec Fatima, fascinées par sa détermination. Entre deux leçons, elle nous a confié que comme trois quarts des Afghans, elle aimerait quitter le pays. Lorsque nous lui avons demandé si elle était fiancée, elle a levé les yeux au ciel « je viens d’une famille éduquée et je veux poursuivre mes apprentissages, pas devenir la femme de ménage d’un homme comme la plupart des amies de ma mère… » La plupart de ses élèves veulent devenir doctoresses « pour aider les femmes afghanes » et aussi par pragmatisme puisque c’est désormais le seul métier féminin que tolèrent les Talibans avec celui d’infirmière ou de sage-femme. Au bout d’une heure, sans doute intriguées par les étrangères qui étaient sur la terrasse de Fatima, trois filles de talibans du quartier, vêtues de ces niqabs intégraux qui ne laissent voir que les yeux ont frappé à la porte de la maison, feignant de chercher les cours du soir de la mosquée. Fatima les a chassées fermement avec un mépris non dissimulé pour ces endoctrinées qui voudraient ramener les femmes de son pays à l’âge de pierre. Crânement, elle est sortie avec nous au marché pour acheter un immense tableau, des feutres et des cahiers. Et à la librairie, elle déniche un nouveau livre de « self improvement » venus des Etats-Unis qu’elle va se dépêcher de ficher pour le transmettre à ses petits étudiants. En espérant des jours meilleurs.
A l’université de Kaboul où nous avons pu nous introduire, en trompant la vigilance des talibans qui gardent les portes, un groupe de jeunes filles déjeunent sur la pelouse de l’université. Elles étudient toutes des matières médicales, certaines pour devenir sage femmes d’autres dentistes pour femme, ou kiné pour femmes, ces métiers « genrés » qui sont les seuls tolérés par les talibans. Lorsque le taleb qui vient de nous repérer, nous demande de quitter immédiatement les lieux sous peine de très graves ennuis, elles nous font signe pour que nous les suivons à la cafétéria des filles. Elles sont ultra chics et sous leurs manteau noirs cintrés, griffées de la tête aux pieds. Faux sacs Vuitton, voiles à carreaux Burberry, bottines à talon. Comme toutes les étudiantes, elles pianotent sur leurs portables, parlent de leurs examens et de leurs peines de cœur. Elles ont beau n’avoir jamais vu les garçons avec qui elles correspondent, leurs histoires n’en sont pas moins passionnelles. L’homme avec qui correspondait Zeinab depuis plusieurs mois, l’a « abandonné » pour aller épouser, dans la vraie vie cette fois, une afghano américaine, la promesse d’un visa pour les Etats-Unis. On peut avoir le cœur brisé sur Instagram …
L’éducation des femmes, c’est la grande obsession des talibans. Au gouvernement, le camp des rétrogrades qui a pour l’instant le dessus s’affronte avec celui des « progressistes ». Ainsi le chef de la cour suprême, le ministre de la Justice et celui des affaires religieuses sont contre l’école pour les femmes. Tandis que le fils du mollah Omar, le mollah Yacoub, le ministre de l’Intérieur, Sirajuddin Haqqani et le mollah Baradar qui a mené les discussions à Doha avec les Américains présidant à leur retrait, sont pour. Entre eux, la bataille se déroule sur les réseaux sociaux ou chacun expose ses arguments à fleuret moucheté. Celui que développent souvent les progressistes sur twitter, c’est le fait que le gouvernement des talibans n’aura pas de deuxième chance et qu’il faut se montrer pragmatique pour être reconnu par la communauté internationale. Le mollah Baradar aurait confié en sortant d’une réunion au palais présidentiel, que le plus rétrograde sur la question est Amir Khan Muttaqi. C’est lui qu’il s’agirait de convaincre. Mais justement celui-ci n’entend pas céder aux injonctions des occidentaux. Quant aux talibans de base, ils aimeraient eux, interdire tout simplement l’accès des femmes à la vie publique…
On nous avait dit qu’à Herat ville des poétes et des musiciens sous influence iranienne, l’étau des Talibans sur la société et sur les femmes en particulier était moins oppressant ;
Sans doute parce que dans cette ville traditionnelle, l’empreinte religieuse est si ancrée que les talibans étaient sont moins tentés d’y exercer leur sinistre police. De fait, dans la troisième ville d’Afghanistan, la présence des « étudiants en religion » est moins forte qu’à Kaboul. Petit à petit, les Heratis ont même obtenu certains accommodements avec la loi d’airain des talibans. Ainsi, si les femmes ne peuvent plus passer le permis de conduire, celles qui l’ont déjà obtenu peuvent en principe conduire. Sous la pression des commerçants, les restaurants qui étaient un moment réservé uniquement aux hommes ont recommencé à accueillir des familles. Dans le plus grand restaurant de la ville, justement un groupe de femmes déjeune entre elles dans un des petits salons particuliers réservé aux familles. Une médecin de la grande maternité d’Herat, nous explique avec le sourire qu’elle espère que la situation des femmes va s’améliorer : « un des commandant taleb de la ville s’est agacé que sa femme enceinte ne puisse pas passer son échographie avec un radiologue femme. Il m’a dit que c’était pour cette raison qu’il était pour la réouverture des lycées ! »
Devant les distributions de nourriture du Programme Alimentaire Mondial de l’ONU, une jeune fille couverte d’un tchador noir fait la queue. Marjane, 22 ans, était présentatrice de journal télévisé lorsque les talibans ont pris le pouvoir et l’ont renvoyé chez elle. Aujourd’hui elle a repris des études de sage-femme pour ne pas perdre son temps pendant ce qu’elle espère être une triste parenthèse de l’histoire de son pays. Son père a pris une seconde épouse et ne rend plus guerre visite à sa mère, tout l’argent qu’elle gagne en confectionnant des gâteaux ou des bijoux sert à financer ses études. Elle nous accompagne dans la ville, mais à part à la mosquée et au fort, nous nous heurtons vite aux limites de la nouvelle liberté des femmes en régime taleb. Le gardien du parc de Tarti safar nous refoule. Il est désormais réservé aux hommes et des jeunes gens arpentent les allées ou font des tours de bateau en plastique entre eux. Marjane s’indigne, explique notre statut de journaliste qui nous permet en principe et malgré notre sexe d’entrer dans les lieux réservés aux hommes. Le gardien nous autorise finalement un petit tour bien encadré pour que nous nous rendions compte de l’immense liberté dont nous disposons, d’ailleurs comme nous l’expliquera Haziz ul Rahman al Mojaher, le directeur du ministère du Vice et de la Vertu d’Herat « ce sont les femmes qui ont demandé la ségrégation dans les parcs, elles ne cessaient d’être importunées et puis tout le monde sait que ce sont des lieux de débauche », une fois l’enceinte du parc franchie, tous les curieux se rassemblent autour de nous pour voir qui ose braver la loi des talibans.
Vivre dans l’Afghanistan des Talibans, cela s’apparente à vivre une vie en liberté surveillée. Mais pour les filles qui étouffent sous ce régime d’apartheid strict, c’est une vie en prison régie par d’innombrables règles. Interdiction de courir dans la rue, de pratiquer du sport, d’emprunter les mêmes entrées que les hommes, de voyager sans chaperon, de passer son permis de conduire. De fait les femmes afghanes sont des citoyennes de seconde zone, des dhimmis en leur propre pays. Ainsi pour entrer dans l’enceinte de la prison d’Herat, lorsqu’on est une femme, il faut emprunter un passage étroit coincé entre un arbre et un mur. Sous bonne escorte nous aurons le droit, non de visiter les 300 prisonnières de la ville, mais la trentaine de condamnées à des peines de mœurs. La plupart des femmes que nous rencontrons dans cette aile, sont incarcérées pour « adultère » c’est-à-dire dans le vocabulaire de l’émirat islamique pour avoir eu un commerce avec un homme sans être mariées. A voix basse, elles nous supplient de les aider à sortir. Pour certaines d’entre elles, cela fait des mois qu’elles attendent d’être jugées. Zeinab, la gardienne de prison nous explique que l’adultère est passible d’un an de prison ou de quelques semaines plus de coups de fouets selon la gravité de la peine. Mais comme nous l’expliquera le chef du tribunal d’Herat, tout en administrant des coups de fouets à un jeune vendeur occasionnel de drogue a l’aide une longue lanière en cuir souple (un châtiment destiné à punir les peines les plus légères » nous explique sérieusement un juge), il y a eu des consignes de clémence du sommet de l’état taleb vis-à-vis de ces femmes et toutes devraient bientôt sortir… Sauf celles qui sont en prison pour les protéger d’une société trop violente vis-à-vis des femmes. Comme cette jeune femme que la misère a poussée à aller chercher du travail en Iran. Refoulée par la république des mollahs, on l’a placée ici, pour qu’elle ne soit pas condamnée à errer dans les rues d’Herat.
A l’Université d’Herat, les règles sont moins strictes qu’à celle de Kaboul. Ici, en raison de la pénurie de professeurs, des hommes font aussi la classe a des étudiantes, en attendant de nouvelles embauches que la crise économique rend assez peu probables. Le recteur, Abdul Haziz Nomani est un taliban modéré qui essaye de nous expliquer qu’il est pour l’éducation des filles sans remettre en cause toutefois les récentes directives du gouvernement. « J’espère que les filles pourront accéder à l’éducation secondaire dans le respect des lois islamiques. Il n’y a pas de société libre sans éducation ! » Dans le jardin de la faculté, un employé nous explique que depuis l’arrivée des taliban, la ville est devenue beaucoup plus sure pour les femmes… : « Quand ils sont arrivés l’année dernière j’ai pensé que mon pays était fichu. Mais non, cela va de mieux en mieux. Avant, Hérat était la ville des kidnappings. Il y en avait plusieurs par semaine. Mais il y a quelques mois, quatre soldats talibans ont enlevé des hommes pour obtenir une rançon. Le gouverneur taleb d’Herat, le cheik Nourredine Mohammad Islam jar, les a convoqués et les a fait exécuter d’une balle dans la tête chacun. Ils s’appliquent à eux-mêmes leurs lois ! » Comme pour illustrer cette déclaration, Marjane, l’ex-journaliste de télévision, coiffée d’un hijab rouge vif est venue seule en rickshaw nous dire au revoir à l’hôtel à la tombée de la nuit. Mais elle nous apprend ses fiançailles avec un dentiste que lui a présenté sa mère : « si je veux rester en Afghanistan, c’est la meilleure des solutions » admet-elle.