Reportage

Arméniens, la défaite et l’exode.

Après six semaines d’affrontements sauvages marqués par de graves exactions, Bakou a récupéré une bonne partie de la région et contraint sa population arménienne à l’exode. Erevan, désormais sous tutelle de Moscou, est à genoux.

Les bas-côtés de la route qui grimpe de Stepanakert à Chouchi sont parsemés de bruyère jaune et de cadavres. La colonne de camionnettes blanches s’arrête tous les 50 mètres : des soldats arméniens sortent les brancards, examinent les corps des Azéris pour s’assurer qu’ils n’ont pas été piégés, puis les balancent sans ménagement dans les coffres. Ce n’est pas la haine des vaincus, c’est seulement qu’il y en a trop. Puis ils reprennent la route, au pas : il s’agit de ne pas surprendre les soldats de Bakou qui les attendent aux portes de Chouchi tombée entre leurs mains, et risquer de provoquer leurs tirs. Ils viennent procéder à un échange de corps.

les Arméniens sur la route de l’exode, brûlent leurs maisons du Haut-Karabakh

Et dans la brume lugubre du champ de bataille qui gomme le faîte des montagnes du Haut-Karabakh, c’est une scène éternelle qui se déroule : l’armistice des morts, une fois que les armes se sont tues. La terre exhale une odeur de chair et de sang qui fait vomir les soldats, pliés en deux au bord de la route. Certains pleurent. Les enfants en vareuse qu’ils ramassent ont beau être leurs ennemis, ils leur rappellent que bientôt ils devront rendre leurs propres morts à leur famille. 2 317 tués côté arménien, et sans doute au moins autant de « disparus » qui jonchent encore les forêts et les montagnes du Haut-Karabakh.

Cette route qu’ils gravissent au pas est celle de leur humiliation. C’est après la chute de Chouchi, la Jérusalem du Haut-Karabakh revendiquée par les deux parties, qu’un cessez-le-feu léonin pour l’Arménie a été signé. Le 9 novembre, Jour du Drapeau, fête nationale en Azerbaïdjan, exactement comme le président Ilham Aliev l’avait annoncé. Un accord si dur que Nikol Pachinian, Premier ministre arménien, n’a pas eu le courage de le divulguer autrement que par un message posté la nuit sur Facebook. Aussitôt les habitants d’Erevan se sont rassemblés devant le Parlement et, toute la nuit, ont réclamé la démission du « traître ».

Vider et brûler les maisons

Aux portes de Chouchi, piton rocheux qui surplombe la vallée, la vue sur Stepanakert, la capitale du Haut-Karabakh, est panoramique. Chacun sait que celui qui contrôle Chouchi contrôle le Haut-Karabakh. Et l’accord, qui a fixé les frontières au point d’avancée des troupes, a donné Chouchi aux Azéris, et Stepanakert aux Arméniens. Comment ces derniers vivront-ils, à portée des missiles de leurs ennemis installés en position dominante ?

La route, qui relie le Haut-Karabakh au nord de l’Arménie, est un long embouteillage où les camions peinent à avancer ; le district de Kalbajar se vide, tout le monde déménage. Les habitants du village de Charektar font leurs bagages en silence. La mine fermée, ils vident les maisons, puis y mettent le feu « pour que les “Turcs” [c’est ainsi qu’ils appellent les Azéris] ne les habitent pas ».

Dans la campagne d’herbe rase traversée de cours d’eau, où des kakis orange pendent comme des boules de Noël aux branches desséchées, on entend de loin en loin le crépitement des flammes qui dévorent les fermes. Et le gémissement des bêtes que l’on ne peut emporter, qu’on abat puis recouvre de sable en guise de sépulture. Un âne erre sur la route. Les jappements d’un chiot blessé déchirent la plaine. Devant sa ferme qui flambe, Arsen parle de l’Occident qui a « laissé tomber la seule nation chrétienne du monde ». Il ira à Orenbourg en Russie. Il vient de loger une balle dans la tête de son labrador blanc qu’il ne peut pas emmener, et c’est comme un suicide.

« « Nous n’avons plus de patrie, l’Artsakh [nom du Haut-Karabakh en arménien], c’est fini. » »

A quelques kilomètres de là se dresse le monastère de Dadivank. Il a été fondé par saint Dadi, un disciple de l’apôtre Thaddée qui évangélisa l’Arménie orientale au premier siècle de notre ère. Aujourd’hui, ils sont venus de toute l’Arménie pour rendre un dernier hommage à ce sanctuaire médiéval aussi symbolique que Notre-Dame pour les Parisiens. On allume des cierges, on pleure en caressant les murs gravés de croix et d’inscriptions en arménien ancien. Certains sont venus avec des drones-caméras pour immortaliser ce monument qu’ils ne reverront plus de leur vie. Car Dadivank s’apprête à passer dans quelques heures sous le contrôle de l’Azerbaïdjan. L’abbé Hovhannès est déterminé à rester dans son monastère avec quelques volontaires arméniens. Il semblerait qu’il en ait reçu l’autorisation des Russes. Mais déjà les religieux ont décroché les cloches de l’église et emballé tout ce qui peut être emporté.

sauver ce qui peut l’être avant de livrer le monastère de Dadivank aux troupes Azéries

Karabakh : le monastère arménien de Dadivank face au péril de l’Azerbaïdjan

Ils savent ce que risque ce chef-d’œuvre : lorsqu’il était sous administration azérie, le monastère, considéré comme un vestige de la religion chrétienne arménienne, a été très abîmé par la population musulmane locale, qui l’utilisait comme étable. Les moines s’apprêtent aussi à mettre à l’abri les « khatchkar », stèles tombales de tuf rouge gravées de croix ornementées. Ils se souviennent que le cimetière historique de Djoulfa, au Nakhitchevan, avait été complètement rasé en 2005, quand les Arméniens, longtemps majoritaires dans cette région, ont été remplacés par des colons azéris. Deux chars russes sont postés à l’entrée du monastère. Seront-ils encore là après la passation de contrôle ? C’est ce que tout le monde espère.

A Erevan, les pelleteuses ne cessent d’agrandir le cimetière militaire d’Erablur. Ermine est venue rendre hommage à son frère de 18 ans, mort à Mardouni le 1er novembre. Tout en caressant la pierre tombale qui fait face au mont Ararat, elle pleure de chagrin et de colère : « Ils disent que c’étaient des militaires, mais mon frère n’avait pas fini son service quand il a dû partir… Et l’armée ne leur avait même pas donné de chaussettes, sans parler de sacs de couchage ou de gilets pare-balles ! Toute cette jeunesse fauchée, et pourquoi ? Dès le début, Pachinian aurait dû savoir qu’une infanterie ne peut pas se battre contre des drones et des F16. Pourtant, il n’a cessé de nous seriner que nous allions à la victoire ! »

Nikol Pachinian. Auréolé de son incroyable popularité, l’ex-journaliste devenu Premier ministre à la faveur de la « révolution de velours » en 2018, a renversé les hommes de Moscou sans verser une goutte de sang. Il a entrepris de conduire l’Arménie dans la voie des réformes et de la démocratie… mais il a négligé de faire la paix avec l’Azerbaïdjan quand il était encore temps. Tandis qu’il agitait la muleta nationaliste par électoralisme, son adversaire azéri, le président Ilham Aliev, s’armait et doublait son budget militaire. « Un jour, l’Arménie devra faire son autocritique, soupire un diplomate. Confetti dans un monde hostile, comme Israël, ils sont encerclés par leurs ennemis. Mais Israël possède l’une des premières armées du monde. Eux n’ont rien préparé pour assurer leur survie ! » Pachinian n’est pas le seul responsable de l’état pitoyable de l’armée. La population n’oublie pas que l’ancien gouvernement, issu de la bureaucratie soviétique, a siphonné les caisses de l’armée et réduit son budget. Israël, dont on dit qu’il espérait aussi vendre ses drones (décisifs dans la victoire azérie) à l’Arménie, y a renoncé à cause des 30 % de commission que réclamaient les intermédiaires gouvernementaux de l’époque. Et les très jeunes hommes montés au front, qui à la fin du conflit n’avaient à manger qu’une demi-pomme de terre par jour, se souviendront que l’ancien maire de la ville d’Etchmiadzin, Marvel Gregorian, avait détourné les rations des soldats pour nourrir les fauves de son zoo privé…

Des crimes de guerre ?

A l’hôpital des grands brûlés d’Erevan, Karine Babayan, la cheffe de service, est une mince femme survoltée qui ne tient pas en place. Les mots se bousculent dans sa bouche tandis qu’elle nous montre les photos de ses patients, chairs béantes et os pulvérisés, tout en nous tendant des tenues de protection.

« Nous n’avions jamais vu cela. Les brûlures ne guérissaient pas. Les malades étaient pris de convulsions. Au bout de douze jours, leur état empirait et, au bout de dix-sept jours, ils mouraient par arrêt cardiaque. Nous avons perdu beaucoup de jeunes soldats. Nous ne savions absolument pas comment les traiter. »

Au Karabakh, des crimes de guerre au phosphore

Ils sont des dizaines à occuper toute une aile de l’hôpital, souffrant dans la pénombre de cette douleur qui lance jusqu’à l’os. Lorsque Karine Babayan a parlé de ces blessures aux médecins envoyés par la France, Patrick Kneipper, chirurgien orthopédiste de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris et spécialiste des grands brûlés, est venu voir les blessés à l’hôpital des brûlés d’Erevan. Ces lésions profondes qui ne cessent de s’aggraver, cette hypocalcémie (baisse anormale du taux de calcium dans le sang), ces morts subites, ces décès secondaires, ces troubles métaboliques, seraient, selon lui, fortement évocateurs de blessures dues au phosphore blanc. De son côté l’ONU, avec un certain sens de la litote, a évoqué par la voix de la haut-commissaire aux Droits de l’Homme, Michelle Bachelet, la « possibilité de crimes de guerre ».

Une formulation qui exaspère le défenseur des droits de l’homme d’Arménie : « Une “possibilité” de crimes de guerre, vraiment, quand les Azéris ont décapité nos soldats et envoyé, avec leur propre portable, des photos de la tête coupée à la famille ? » s’interroge Arman Tatoyan avec une ironie amère. « Et que dire du président Aliev, qui se félicite d’avoir chassé les Arméniens “comme des chiens”, et d’un gouvernement qui exhorte son armée à “terminer le génocide” ? Nous avons même repéré sur Telegram un fil de discussion lié au régime, qui montrait des vidéos de décapitation et de torture de soldats arméniens, suivi d’un questionnaire à choix multiple : “Que ressentez-vous devant ces faits de guerre ? De la satisfaction, du dégoût, rien du tout ?” Les réponses étaient éloquentes. »

« Un marchandage russo-turc »

« La réalité, c’est que notre sort n’émeut personne, explique un membre du gouvernement arménien. On a crié dans le vide, on a essayé de trouver une étincelle dans la cendre, mais rien. La communauté internationale s’intéresse plus aux animaux qui meurent en Australie qu’à notre sort. »

Mais Nikol Pachinian n’a-t-il pas eu tort de se mettre à dos la Russie, unique alliée de l’Arménie, à laquelle elle est liée par un accord militaire ? L’officiel arménien s’agace de notre question : « Oui, l’histoire se répète, la Russie nous sauve in extremis, mais de quoi ? D’un péril qu’elle a elle-même créé… Car ce qui vient de se produire, c’est en réalité un marchandage russo-turc. En attendant, Moscou est le grand vainqueur de cette paix qu’elle nous a imposée, et l’Azerbaïdjan lui sera inféodé pendant une génération. Demandez-vous plutôt à quoi ressemblera l’Arménie dans vingt ans. Une Arménie occupée par la soldatesque russe, traversée par les routes de ses ennemis. Et désertée par sa jeunesse qui s’en ira chercher une vie meilleure à l’étranger… »

Sara Daniel (envoyée spéciale au Haut-Karabakh), 19 novembre 2020