Reportage
Prisonnier à Guantanamo
Les enquêteurs américains ont mis un an pour l’innocenter. Et une autre année pour le libérer. Au-delà de l’injustice révoltante dont il a été victime, l’ancien journaliste Bader Zaman dénonce l’arbitraire des centres de détention américains
Sara Daniel, envoyée spéciale au Pakistan
Il souffre d’hypermnésie. Cela fait douze mois qu’il est sorti de la prison de Guantanamo, mais Bader Zaman se souvient de chaque détail de sa détention. Pas seulement de la douleur, de l’humiliation, de la solitude, mais aussi des petites choses, de l’haleine des chiens, du raclement du rasoir sur ses sourcils, de l’accent de ce maton qui criait au mégaphone aux autres soldats : « Ne manifestez pas de sympathie aux terroristes !… » Il ne peut rien oublier. Aujourd’hui il est libre. Les Américains l’ont blanchi de toutes les accusations portées contre lui. Pourtant, à Peshawar, la liberté de cet ancien journaliste reste toujours étroitement surveillée. Il y a quelques semaines, des agents de l’ISI, les services secrets pakistanais, lui ont rendu une nouvelle visite. Il les a reçus avec calme : « Qu’ai-je à craindre de vous, maintenant ? Avez-vous trouvé un enfer pire sur la terre que celui où vous m’avez fait jeter ? »
Pour rencontrer Bader Zaman, il faut s’enfoncer dans les ruelles du Vieux Peshawar. Le journaliste, âgé de 35 ans mais qui en paraît dix de plus, s’est reconverti depuis sa libération dans le commerce des pierres précieuses. C’est dans une petite pièce obscure, au milieu du souk de pneus en caoutchouc, qu’il entrepose ses lapis-lazuli d’Afghanistan. Dans cette ville dirigée par les islamistes, il est très mal vu de rencontrer une femme étrangère. Mais Bader Zaman tient à témoigner. Il n’en veut pas vraiment aux Américains. Les responsables de son calvaire selon lui, ce sont les services secrets pakistanais, qu’il a décidé de poursuivre en justice. « J’ai passé deux mois et vingt-deux jours dans la prison de Peshawar, quatorze jours à Bagram, deux mois et huit jours à Kandahar et deux ans et quatre mois à Guantanamo, uniquement parce que je dénonçais leurs pratiques. »
Lorsqu’il était un très jeune homme, Bader et son frère ont appartenu à une organisation religieuse afghane proche de Ben Laden et d’Al-Qaida, qui combattait l’occupation soviétique en Afghanistan. Il en avait démissionné en 1987 pour protester contre les liens de cette organisation avec les services secrets pakistanais. Plus tard, lui qui n’a jamais touché une arme avait dénoncé dans son journal l’obscurantisme des talibans, qualifiés de marionnettes des services secrets pakistanais. « Alors ces derniers m’ont vendu aux Américains. Une pratique courante au lendemain de l’offensive américaine en Afghanistan, explique-t-il. Il s’agissait pour eux d’occuper les Américains avec de faux suspects. Ils n’ont cessé de jouer avec la communauté internationale. »
Le journaliste connaît l’histoire de tous les détenus qui étaient voisins de sa cellule à Guantanamo. Il évoque un chauffeur de taxi vendu pour 5 000 dollars : « Les Pakistanais venaient de faire un raid pour trouver des Arabes proches d’Al-Qaida et n’avaient trouvé personne, alors ils l’ont arrêté. L’officier qui l’a vendu aux Américains lui a dit : «Comprends-moi, ça vaut le coup de vendre des gens comme toi pour éviter que les Américains viennent faire la guerre au Pakistan»… » Selon lui, ce chauffeur de taxi serait toujours à Guantanamo.
A écouter Bader, moins de 20% des détenus qui se trouvent actuellement dans la prison américaine de Cuba sont de véritables « bad guys » ou des responsables talibans, comme le mollah Fazel. Mais ce sont les centres de détention de Kandahar et de Bagram, en Afghanistan, qui lui ont laissé les pires souvenirs. Pendant vingt-quatre jours, il est resté enfermé dans un conteneur. Puis on lui a interdit de se laver pendant trois mois. La lumière allumée en permanence, les liens trop serrés qui cisaillent les membres, les tortures. A Bagram, il a vu des prisonniers se faire rouer de coups de pied, et d’autres pendus par les mains. Il y avait aussi les offenses envers le Coran, dont il dit qu’elles étaient une pratique courante dans le centre de détention de Kandahar. C’est d’ailleurs là qu’il a vu les gardiens jeter le livre sacré dans un seau qui avait servi à vidanger les toilettes.
Lorsqu’il est arrivé à Guantanamo, en mai 2002, Bader a été placé en isolement pendant plus d’un an. Dans la prison de Cuba, il n’y avait pas de tortures physiques. « Souvent, c’était les prisonniers qui attaquaient les gardiens. J’ai vu des Américains se faire mordre ! » Mais on cherche à faire craquer les détenus moralement. Comme lorsqu’une des gardiennes a touché l’un d’entre eux au visage, la main maculée de ce qu’elle a prétendu être son sang menstruel. Un témoignage corroboré par l’un des enquêteurs de Guantanamo, le sergent Erik Saar, qui a consigné cet épisode dans un livre.
Pour Bader, après de longs mois de désespoir à répéter toujours la même histoire à propos des services secrets pakistanais à des gens qui ne voulaient rien entendre, c’est le dénouement. « Au bout d’un an d’interrogatoires, les agents fédéraux ont fini par me dire qu’ils n’avaient plus rien contre moi. Que j’étais blanchi. Mais après cela, j’ai encore dû attendre une autre année avant de quitter Guantanamo. Une si longue année ! »
A partir de ce moment-là, les conditions de détention de Bader s’assouplissent. Il est transféré au camp 4, un camp pour les prisonniers qui « collaborent ». Il troque son survêtement orange contre une tunique blanche et l’on organise même un pique-nique pour que les prisonniers puissent apercevoir la mer. « On nous a transportés enchaînés dans une ambulance fermée. Puis on nous a placés entre des rangs de fil de fer barbelé près de l’eau. Je me rappelle avoir vu un navire au large. »
Bader Zaman a un seul bon souvenir de Guantanamo : c’est l’arrivée dans la cellule voisine de la sienne de son ennemi mortel, celui qui avait servi d’intermédiaire auprès des services secrets pakistanais pour le vendre aux Américains, qui était bien, lui, un proche d’Al-Qaida. Tous les prisonniers qui connaissaient la vérité l’ont hué. Lui a baissé la tête. « Ce jour-là, j’ai compris qu’on m’avait cru. Que je pouvais espérer quitter cet enfer. Celui qui m’a donné, il y est encore, dans le bagne de Guantanamo… »
Qui sont les détenus de Guantanamo ?
Le centre de détention de Guantanamo compte 500 détenus qui ont été pour la plupart capturés en Afghanistan à l’automne 2001. Parmi les prisonniers, on trouve par exemple le mollah Fazel, ex-ministre de la Défense des talibans, mais aussi des gens qui ont eu le malheur de se trouver au mauvais endroit, comme Wazir Mohamed, un chauffeur de taxi, dont le cas est défendu par Amnesty International. Les sept Français détenus dans la prison américaine ont tous été relâchés et cinq d’entre eux sont désormais en prison en France. Washington continue de libérer des dizaines de détenus pour, selon Pierre Prosper, le diplomate américain chargé de négocier ces transferts, « partager le fardeau » avec leurs pays d’origine.
Le « goulag de notre époque », selon la formule choc utilisée par Amnesty dans son rapport à propos de Guantanamo, continue de faire l’objet d’indignations et de polémiques très embarrassantes pour le gouvernement américain. Washington est engagé dans un bras de fer avec
l’ONU, dont les représentants veulent pouvoir rencontrer tous les détenus pour enquêter sur les accusations de torture. Le Pentagone a été contraint d’ajourner le procès du « taliban australien » David Hicks pour se conformer à la décision d’un juge exigeant que la Cour suprême se prononce auparavant sur la légalité des tribunaux militaires d’exception.