Reportage

Cuba : jusqu’où ira Raúl ?

Pour les Menendez, l’approche a été progressive. Par circonvolutions, coups d’oeil timides dans les rayons de Dita, le magasin le mieux fourni de La Havane, Galerias del Paséo. Au début, Hanna osait à peine s’approcher. Elle languissait devant les alignements de Cocote-Minute Wanjiu ou les machines à laver coréennes. Non parce qu’elle n’avait pas d’argent. Son père, un ancien professeur d’allemand à l’université, travaille aujourd’hui avec des groupes de touristes. Alors, dans ce pays aux mondes et aux économies parallèles, les Menendez sont passés de l’autre côté du miroir, loin des pénuries, des mauvaises savonnettes des magasins d’Etat aux rayonnages aussi arides que ceux des brousses africaines, et des pesos qui n’achètent rien. Non, c’est par peur qu’elle n’a pas osé sortir de sa poche les pesos convertibles qui, entre deux coupures de courant, lui auraient acheté une tranche de chinese way of life .

Hanna, comme la majorité de ses compatriotes, est toujours habitée par cette angoisse sourde dont on ne sait pas encore, dans le Cuba de Raúl, s’il faudra apprendre un jour à s’en débarrasser. Car les fameux décrets qui permettent désormais aux Cubains d’acheter des ordinateurs, d’ouvrir une ligne de portable ou d’entrer dans les hôtels réservés jusque-là aux touristes n’ont toujours pas été publiés. Pendant des semaines, le père de Hanna a scruté le quotidien «Granma», la «Pravda» cubaine, pour trouver la confirmation écrite des changements annoncés. En vain. Et si le gouvernement revenait sur ses décisions ? L’oncle Menendez, qui en a pourtant vu d’autres puisqu’il a fait un séjour dans les prisons de Guantanamo, le bagne cubain qui n’a rien à envier à son voisin de la base américaine, a rappelé les mauvais souvenirs de l’opération Maceta dans les années 1990, lorsque le gouvernement avait confisqué l’électroménager de ceux qui étaient accusés d’«enrichissement illicite» puisque leur salaire ne leur permettait pas de payer ces nouveaux équipements. Comme on ne se débarrasse pas d’un réflexe que l’on a fini par se transmettre comme un trait de caractère, les Menendez ont pris leurs précautions. La cocote a été inscrite au nom du petit dernier et c’est la grand-mère, qui ne voit plus très bien, qui est la propriétaire du lecteur de DVD. En attendant… Car les Cubains pragmatiques attendent de voir ce que l’avenir et le gouvernement de Raúl leur réservent.

Pour l’instant, le pays retient son souffle et hausse les épaules lorsque l’on rapporte une énième rumeur annonçant un changement ou une réforme à venir. Même les paysans, à qui l’on a concédé la culture privée de lopins de terre, se demandent si le gouvernement n’a pas trouvé là un moyen de leur faire défricher des terres en jachère pour mieux les leur confisquer lorsqu’elles seront fertiles. Et si «le Vieux» revenait ?, s’inquiètent certains. Car Fidel, tel un fantôme, fait des apparitions régulières dans les colonnes de «Granma». Il y évoque le réchauffement climatique, commente les primaires américaines et, parfois, tape d’un poing symbolique et rétablit le curseur de l’idéologie. Ce qui fait dire aux Cubains que «Papa» est devenu le premier opposant à disposer d’une tribune dans la presse du régime. Les Cubains sentent confusément qu’il n’y aura pas de tournant idéologique tant que la figure tutélaire de Fidel sera là. Personne ne voudrait prendre le risque de se faire rappeler à l’ordre par celui qui incarne la Révolution. Celui qui a survécu à dix présidents américains, qui a réussi à «humilier les Yankees» en 1961, et qui a tenu un rôle majeur dans le scénario presque catastrophe- troisième guerre mondiale évitée de justesse – de la crise des missiles en 1962.

Les changements annoncés par Raúl sont-ils «une tactique pour gagner du temps» , comme l’a déclaré Carlos Gutierrez, le secrétaire d’Etat américain au Commerce, dont la famille a fui la Havane en 1960 ? Yoani Sánchez, une blogueuse de 32 ans qui raconte sa vie quotidienne dans le monde ubuesque d’une des dernières utopies socialistes et dont le blog, lu chaque mois par des millions d’internautes, lui a valu d’être choisie par «Time Magazine» parmi les 100 personnes les plus influentes du monde, n’est pas loin de le penser. Couvrant le brouhaha d’une gargote du Vedado par sa voix claire où chaque mot sonne comme une déclaration de désobéissance, cette jeune femme gracile affirme que si Cuba a changé, cela s’explique plus par le retrait de Fidel, le père fondateur de la vie politique, que par les petits changements autorisés par Raúl et qui n’ont fait que légaliser un état de fait : les riches Cubains qui écoutent du jazz dans les jardins de l’Hotel Nacional sont les mêmes que ceux d’hier, et ils disposaient d’ordinateurs et de portables bien avant que Raúl n’en autorise l’acquisition.

«Le changement principal, c’est celui qui s’est opéré dans l’esprit des Cubains lorsqu’ils ont appris que Fidel renonçait à diriger l’Etat. La peur a commencé à se dissiper et les langues se sont déliées. Raúl a donc concédé ces petits «changements» pour conserver le pouvoir. Mais c’est une décision risquée : le système cubain a une structure si baroque que si une pièce tombe, tout l’édifice peut s’effondrer…» , analysela blogueuse. D’autant que l’effet principal de ces nouvelles permissions est d’étaler aux yeux de chacun les disparités de revenus qui existent dans la société cubaine. Personne ici n’a oublié que le combat contre l’inégalité et le contrôle des richesses par une infirme minorité était, il y a un demi-siècle, l’un des objectifs prioritaires des révolutionnaires de la Sierra Maestra.

Selon le journaliste et opposant Reinaldo Escobar, le mari de Yoani Sanchez, il y a des années que les slogans révolutionnaires qui couvrent encore les murs de La Havane – «Nous bâtirons la société la plus juste au monde» – sont contredits par la réalité. Car c’est au cours de la «période spéciale», imposée en 1990 par l’effondrement du bloc soviétique, que le gouvernement – contraint d’ouvrir le pays aux touristes et aux investisseurs étrangers pour se procurer des devises – a donné naissance à cette économie duale, à ce pays coupé en deux. «D’un côté, les Cubains qui travaillent dans les hôtels, payés en pesos convertibles, qui bénéficieront des nouvelles mesures. De l’autre, ceux qui doivent se contenter d’un salaire mensuel compris entre 15 et 20 dollars…»

Depuis, c’est vrai, le Venezuela a remplacé la Russie dans le rôle de bienfaiteur de la dictature tropicale. Contre les services des médecins et des entraîneurs sportifs cubains, Hugo Chavez a fourni à ses compañeros 92 000 barils de pétrole par jour et une aide d’une valeur de 1,5 milliard de dollars en 2007. Mais pourquoi, alors, prendre le risque de reconnaître des disparités sociales dont le spectacle pourrait déstabiliser le régime ? Raúl, lider minimo , serait-il un Gorbatchev des tropiques, prêt à réformer le régime de l’intérieur ? Personne, à Cuba, ne semble le croire. «Il apparaît plutôt , avance un écrivain, comme l’exécuteur testamentaire d’un frère qui l’a dominé et humilié pendant toute sa vie.» Personnage paradoxal, Raúl le terrible n’est pas connu pour ses états d’âme ou son ouverture d’esprit. Il n’a pas hésité à faire fusiller son meilleur ami, le général Arnoldo Ochoa – exécuté en 1989 avec trois autres officiers pour trafic de drogue et trahison – dont le véritable crime était peut-être d’avoir souhaité l’ouverture du régime. Mais cet homme dépourvu de charisme est aussi un pragmatique qui rêve d’appliquer à Cuba les méthodes des exploitations agricoles contrôlées par l’armée, et qui semble avoir observé de près les expériences chinoise et vietnamienne.

Raúl l’a compris après le référendum au Venezuela de décembre dernier qui a empêché Hugo Chavez de changer la Constitution pour se maintenir indéfiniment au pouvoir : l’aide du voisin «bolivarien» pourrait ne pas durer toujours. Et son interruption serait une catastrophe pour Cuba qui a importé l’année dernière pour 1,6 milliard de dollars de nourriture. L’autre moteur des «changements» introduits par Raúl, c’est le mécontentement populaire, en particulier celui de la génération internet qui échange des critiques sur le régime par clef USB, apostrophe le président de l’Assemblée nationale, Ricardo Alarcon, filme l’altercation et la met en ligne sur U-Tube. Cette cyber-opposition, représentée par Yoani Sanchez, est si difficile à contrôler et si marginale, dans un pays où les ordinateurs sont une curiosité, que le pouvoir a décidé de la tolérer, au grand dam de la communauté cubaine de Miami qui va jusqu’à présenter la jeune femme comme un agent des Castro ! «Raúl ne sait pas jusqu’ou il faut ouvrir pour conserver le pouvoir. Il tâtonne, il cherche jusqu’où ne pas aller trop loin pour sauvegarder le régime» , explique Miriam Leiva, fondatrice des Dames en blanc, un groupe d’épouses de prisonniers politiques qui organisent des manifestations pacifiques, sous l’étroite surveillance des autorités qui ont clairement défini les lignes rouges à ne pas franchir. Devant l’église Santa Rita, à Miramar, les manifestantes, qui ont été arrêtées quelques semaines auparavant, peuvent aujourd’hui s’exprimer mais toutes leurs déclarations – et les conversations avec leurs interlocuteurs – sont filmées par la police politique.

Personne ne croit ici que le modèle chinois, mélange d’ouverture économique et de dictature politique, dont la section des intérêts américains fait la publicité sur l’île auprès des opposants, soit applicable à Cuba. Oscar Espinosa Chepe, qui fut un économiste du régime avant d’être envoyé à Guantanamo en 2003 parce qu’il réclamait les «changements» qu’envisage aujourd’hui Raúl, y croit moins que tout autre. «Le contrôle monolithique des esprits en échange de la liberté économique ne peut fonctionner à Cuba , estime-t-il. Il conduirait inexorablement à la liberté politique. Nous sommes trop près des Etats-Unis. Et trop différents des Chinois…»

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«Generacion Y»

Extraits du blog de Yoani Sanchez

5 mars 2008. Nous attendons toujours le mea culpa

J’ai remarqué depuis plusieurs années déjà qu’on a laissé tomber l’usage de phrases comme «excuse-moi», «pardon», «je suis désolé». […] Une phrase de ce genre, c’est évident, ne résout pas le problème, mais donne au moins l’impression qu’il n’y a pas de malveillance dans le mauvais service. Le record absolu d’excuses à présenter est détenu par les bureaucrates et les politiciens. […] Nous attendons toujours le mea culpa pour l’offensive révolutionnaire de 1968, l’atrocité des meetings anti-dissidents, pour la dépendance soviétique, pour les désastreux projets économiques successifs qui nous ont conduits à l’asphyxie productive. La liste est si longue et si dramatique qu’elle impose plus que des excuses, un acte prolongé d’«autoflagellation publique».

25 février 2008. A la recherche de la «pierre de Rosette»

Hier, je me suis sentie comme l’égyptologue français Champollion, essayant de déchiffrer chaque mot, chaque nouvelle personne ayant pris place dans le groupe gouvernemental. Même si je n’ai pas encore réussi à interpréter tout ce qui vient de se passer, je peux déjà identifier quelques signaux et de possibles futurs indices. Le fait, par exemple, que Machado Ventura soit maintenant notre vice-président montre que nous n’allons pas vers davantage de flexibilité, ou vers l’apparition d’une nouvelle génération. Orthodoxie, verticalité et fidélité extrême sont les seules choses qui semblent caractériser celui qui, il y a déjà presque une décennie, a signé une très fameuse directive interdisant les arbres de Noël dans les endroits publics.

19 février 2008. Plus légère…

On ne me laisse pas dormir depuis 3 heures du matin. Le téléphone a commencé à sonner quelques minutes après la publication sur la page web du «Granma» des dernières réflexions de Fidel Castro. […] Toute ma vie, j’ai eu le même président. Pas seulement moi mais ma mère et mon père, nés respectivement en 1957 et en 1954, ne se souviennent d’un autre que celui qui a renoncé à ses charges aujourd’hui. […] Bien que je tombe de sommeil, j’arrive à me rendre compte qu’aujourd’hui, un cycle vient de se refermer. […]. Pour le moment, je ferme les yeux et déjà, je me sens plus légère.