Reportage
Nabil, n° 238 à Guantánamo
A Guantánamo, la nuit, Nabil rêve de l’ogresse. Cette tante qui l’a recueilli lorsqu’il a quitté la France pour l’Algérie, à la mort de son père. Comme un mauvais génie, elle envahit l’isolement total de sa cellule métallique, dans la lumière bleutée des néons qui ne cessent jamais de clignoter. Il n’arrive pas toujours à chasser la vision de cette femme qui, lorsque ses neveux lui demandaient à manger, relevait ses jupes jusqu’à la taille et disait: «Vous avez vu quelque chose de comestible?» avant de les envoyer voler sur le marché. Les jours de bombance, elle fracassait une pastèque sur les tomettes, avant de s’accroupir au milieu des éclats de chair rose qu’elle dévorait à même le sol. Allongé sur le lit d’acier de sa cellule du camp 6, construit selon le modèle des prisons les plus sécurisées d’Amérique, Nabil ne cesse de penser à la terrible tante qui incarne désormais ce pays qui lui fait si peur: l’Algérie.
Depuis plus d’un an et demi, pour des raisons aussi obscures et arbitraires que celles qui ont motivé son incarcération, Nabil Hadjarab, 29 ans, numéro d’écrou 238, est «libérable», à condition de trouver un pays d’accueil. Il supplie qu’on ne le renvoie pas en Algérie, où il ne connaît plus personne et où il redoute l’accueil qui lui serait réservé. Les hasards des allers- retours de son père entre la France et l’Algérie l’ont fait naître algérien. Mais tous ses frères et soeurs sont français. Alors il rêve de retourner en France, où il a vécu jusqu’à l’âge de 9 ans. La France, elle, examine son cas sans enthousiasme: prôner un accord européen pour régler le sort des détenus de Guantánamo? Bien sûr. Mais pourquoi s’embarrasser d’un islamiste de plus, fût-il blanchi par l’armée américaine… Personne ne sait de quel crime Nabil est accusé. Pas même son avocate. Son dossier est classé «secret-défense». Pas d’inculpation. Pas de procès. Un régime de détention rédigé en volapük de l’absurde, où les tentatives de suicide s’appellent «comportement autodestructeur-manipulateur», où l’on n’est pas un «prisonnier de guerre» avec les droits qui vont avec, mais un «ennemi combattant illégal». Où l’on est «en iso» à l’intérieur du «wire» (barbelé), et où l’on risque à tout moment de se faire «erfer», c’est-à-dire écraser au sol par la «ERF», «force de réaction extrême», si on ne respecte pas les mille consignes qui changent sans prévenir.
Au printemps 2007, un administrative review board, un «conseil d’examen administratif», a reconnu que Nabil ne représentait pas de menace pour les Etats-Unis. Et qu’il ne détenait aucune information utile à la «guerre contre le terrorisme». Un «tribunal de révision du statut de combattant» avait déjà admis en 2006 que l’un des soldats qui conduisaient son interrogatoire l’avait confondu avec un autre détenu qui avait fréquenté un camp d’entraînement près de Kandahar… Mais si le jeune homme est libérable, c’est parce qu’il aurait dit «qu’il était désolé pour le 11-Septembre» et qu’il «ne savait pas que l’Afghanistan était un repaire de terroristes». Comme près d’une soixantaine des 245 prisonniers de Guantánamo, Nabil ne devrait plus être là. Comme les 17 prisonniers ouïgours qui ont fui l’oppression chinoise en Afghanistan, comme cet enfant violé par un chef de guerre afghan, comme ce membre des services secrets anglais torturé par son propre camp…
En 2007, il a été reconnu que Nabil ne représentait pas un danger pour les Etats-Unis
Le chauffeur de Ben Laden, Salim Hamdan, qui a côtoyé l’ennemi public numéro un pendant toute la période de l’offensive américaine en Afghanistan, vient, lui, de retrouver sa famille au Yémen. Car une décision de la Cour suprême des Etats-Unis par cinq voix contre trois a invalidé la création des tribunaux militaires dont il était le premier «client». Mais eux, les «ex»-combattants illégaux, sont toujours ici, au secret, dans les limbes juridiques de ce bagne qui continue à faire appliquer ses règles impitoyables.
Cori Crider, l’avocate de Nabil, n’a toujours pas osé dire à ses 31 clients que l’administration pénitentiaire a aussi trouvé une périphrase pour désigner «ceux qui ne devraient plus être là»: ils s’appellent «les prisonniers en détention militaire non punitive». Bientôt sept ans que Nabil est retenu dans ce lieu qu’invoquent les dictateurs de la planète pour rejeter les leçons de morale de l’Occident. Qu’il y subit le walling (le fait d’être projeté contre un mur), les humiliations sexuelles et religieuses, toutes ces méthodes dont on a découvert qu’elles s’inspiraient directement des techniques d’interrogatoire de la Chine communiste pendant la guerre de Corée… Et qui risquent de compromettre le procès des seuls véritables gros poissons de Guantánamo, dont Khaled Cheick Mohammed, le cerveau présumé des attentats du 11-Septembre… Et pourtant le jeune homme préfère rester dans le goulag offshore de l’Amérique en rêvant à ses papiers français plutôt que de retourner en Algérie. «Paradoxalement, on s’est battu pendant sept ans pour faire sortir nos clients de ce bagne, et aujourd’hui on doit parfois lutter pour qu’ils y restent»: Cori Crider, la jeune avocate de Nabil, partage les angoisses de son client. Car c’est parfois avec plusieurs jours de retard, et par la presse, que les avocats apprennent le transfert secret de leurs clients. Elle n’a pas oublié Abdallah ben Omar al-Hajji, renvoyé en Tunisie en avril 2007 après un interrogatoire poussé au cours duquel il fut drogué et où on menaça de violer sa femme. Il a fini par signer une fausse confession qui l’a conduit (pour combien de temps?) dans les geôles de Ben Ali. Quant à ses clients libyens, ils ont tout bonnement disparu de la surface de la terre…
La première fois que Cori, 27 ans, a rendu visite à Nabil, elle ne lui a posé aucune question. Cela faisait plusieurs heures qu’il l’attendait les pieds enchaînés dans la hutte de bois des visites. On l’avait prévenu qu’il avait une «réservation», un mot qui désigne à la fois un interrogatoire et une visite d’avocat. Au cours des premières années, les agents des services de renseignement se faisaient parfois passer pour des avocats; alors est-il presque impossible d’instaurer la confiance. «Je me suis excusée deux fois, parce que je suis américaine et parce que je viens du Texas.» La frêle jeune femme blonde, coiffée «par respect» d’un petit foulard, est peu à peu devenue «la voix de ceux qui n’ont pas de voix». Tous ses clients acceptent de l’écouter. Même les Yéménites (qui représentent 100 des 245 détenus à Guantánamo aujourd’hui), qui viennent parfois des régions reculées et très pieuses de l’Hadramaout.
Elle leur apporte de petits plats: «A ceux qui se méfient toujours, je dis qu’ils n’ont qu’à me considérer comme la fille qui livre les pizzas.» Au début, les parents de Cori, des scientifiques peu politisés, ont été surpris par l’engagement de leur fille. Mais petit à petit ils se sont intéressés aux cas des prisonniers de Guantánamo. Comme celui de cet ex-détenu qui est venu les chercher à l’aéroport alors qu’ils rendaient visite à leur fille: Bishar al-Rawahi, un intermédiaire entre les services secrets britanniques et l’islamiste Abou Qatada, envoyé par erreur au bagne cubain alors qu’il était en mission pour le MI5… Nabil, peut-être parce qu’il est un ancien enfant battu, n’a jamais voulu parler à Cori des mauvais traitements qu’il a subis. Elle n’a jamais insisté. D’ailleurs, en principe, elle n’a le droit de lui parler de rien: ni de ce qui se passe dans le monde ni de ce qui n’est pas directement lié à son affaire. En principe, la caméra qui filme leurs rencontres n’est pas censée enregistrer ce qu’ils se disent. Mais, à Guantánamo, les avocats aussi se méfient de la police militaire. Alors, pour ne pas risquer d’enfreindre les règles, il lui montre les progrès qu’il fait en anglais et évoque un peu sa famille, son enfance.
Sa naissance à Aïn Taya, en Algérie, le 21 juillet 1979, une ville qu’il ne connaît pas puisqu’il quitte aussitôt l’Algérie pour la France lorsque son père, Saïd, qui a servi dans l’armée française, décide d’ouvrir un petit café dans la banlieue de Lyon. Un jour, les services sociaux découvrent l’enfant, prostré, affamé, malade et couvert de gale. On le place dans une famille d’accueil, chez des Témoins de Jéhovah… C’est la période la plus heureuse de sa vie. Mais six ans plus tard son père le reprend et l’emmène en Algérie, où il est recueilli par sa terrible tante. En 1999, le jeune homme rentre enfin à Vénissieux. Son demi- frère, Hakim, se souvient d’un gentil gosse qui aimait sortir et boire, peu religieux. Mais Nabil n’a pas de papiers. Parcours classique de ce jeune garçon introverti et très seul qui se cherche des modèles. De la mosquée de Vénissieux à celle de Finsbury Park, à Londres – celle d’Abou Hamza, le sinistre prédicateur intégriste, qui l’enrôle pour l’Afghanistan: «C’était une proie si facile, explique Hakim.
Il était comme de la pâte à modeler entre leurs mains.» Ensuite, dans les quelques documents officiels déclassifiés, on perd sa trace. On comprend tout juste que l’armée américaine l’accuse d’avoir reçu un entraînement militaire dans deux camps afghans, à Jalalabad et à Tora Bora. Selon son dossier, Nabil aurait été arrêté en décembre 2001 et remis aux forces de l’Alliance du Nord. Puis, après un passage par la prison de Kandahar, il est arrivé à Guantánamo en février 2002. Dans les cages exposées à tous vents du Camp X-Ray, aujourd’hui désertées, il est placé à côté d’un autre gars de Vénissieux, Mourad Benchellali. Leur parcours, de la mosquée Finsbury aux camps d’entraînement des montagnes afghanes, est en tout point semblable… Mais Mourad a la chance d’être français, alors il ne passera que deux ans et demi à Guantánamo… Il se souvient des quelques semaines où il a côtoyé Nabil: «Il me parlait de sa famille d’accueil, des chrétiens qu’il aurait aimé revoir, de la violence de son père. Et puis on essayait d’évoquer des choses agréables, nos endroits préférés à Lyon…» C’est là aussi que les deux hommes ont commencé à vraiment s’intéresser au Coran, le seul livre mis à leur disposition.
«Nous commentions la sourate de Youssouf qui est jeté dans un puits et qui réussit à faire de son enfermement une expérience enrichissante.» Le seul sujet tabou, c’était la politique. «Notre expérience nous a rendus moins naïfs. On avait compris qu’il y a des manipulateurs et des gens bien partout. Dans les camps d’Afghanistan comme à Guantánamo. Des tortionnaires, qui adoraient nous cracher dessus et nous frapper, mais aussi des gens qui nous plaignaient…» Aujourd’hui, Mourad s’inquiète pour son camarade d’infortune: «J’espère qu’il a gardé la raison…» Selon les informations qu’a pu glaner Cori justement chez ces gardiens compatissants, Nabil n’est pas devenu fou: il joue un peu au foot, fait du sport dans sa cellule. Mais ce qui étonne le plus l’avocate, c’est qu’il ne soit pas devenu amer: «Il ne met pas tous les Occidentaux dans le même sac… Si les gens pouvaient avoir l’esprit aussi ouvert à propos des détenus de Guantánamo…»
Les avocats aussi se méfient de la police militaire
Fermer Guantánamo: Barak Obama s’y est engagé. Mais combien de temps cela prendra-t-il encore? On a évoqué la date de décembre 2009. Mais le collège de personnalités indépendantes qui deva examiner le cas de chaque détenu n’a pas encore été nommé. Une fois les centaines de milliers de pages des interrogatoires et des documents examinées, il restera à convaincre l’Europe et leurs pays d’origine d’accueillir les prisonniers marqués au fer rouge de la militance islamiste. Il faudra changer les lois américaines pour autoriser les Etats-Unis à accorder l’asile aux détenus ouïgours. Inventer un tribunal qui pourra juger les 14 «cibles de très haute valeur». Car ces prisonniers très importants n’ont fait leur apparition à Guantánamo qu’en 2006. Jusque-là, ils ont été torturés dans les centres secrets de la CIA, qui leur a extorqué des aveux que les tribunaux civils américains ne pourront pas considérer comme recevables. On l’a bien vu en mai 2008, quand certains des chefs d’accusation retenus contre Mohammed al-Qahtani, soupçonné d’être le vingtième pirate de l’air des attaques du 11-Septembre, ont été abandonnés de façon inexpliquée.
Cori n’est pas rassurée: «Et si le nouveau président ne voulait pas être perçu comme l’homme irresponsable qui s’apprêtait à ouvrir les portes de toutes les bagnes de l’ère Bush?» La jeune avocate sait bien que Guantánamo n’est qu’une des pièces du dispositif totalitaire déployé par les faucons de la précédente administration. Elle sait qu’il faudra aussi en finir avec les geôles secrètes de la CIA, les navires-prisons, les kidnappings extra-judiciaires, les dictatures complices où l’on délocalise la torture. Faire sortir aussi des oubliettes de l’armée les 700 prisonniers de Bagram, en Afghanistan, qui n’ont jamais vu un avocat. Réduire à néant tout le dispositif illégal de guerre mis en place par l’administration Bush et dont on mettra de longues années, jalonnées de décisions de justice, à se débarrasser. Nabil, lui, attend. Dans sa cellule d’acier du camp 6, sans air ni lumière, il attend qu’on le libère enfin de son si long cauchemar…
Barack Obama a reconnu avant son investiture, que fermer rapidement Guantánamo représentait «un défi». «Je crois que cela va prendre un certain temps et nos équipes de juristes travaillent avec les responsables de la sécurité nationale, pour arriver à savoir exactement ce que nous allons faire», a-t-il prudemment déclaré. En attendant, le procès des cinq hommes accusés d’avoir organisé les attentats du 11- Septembre a commencé à Guantánamo.
Près de 800 personnes ont été détenues à Guantánamo, dans la plupart des cas sans inculpation ni jugement. Environ 245 détenus s’y trouvent toujours. Hors Guantánamo, la CIA a aussi détenu secrètement un nombre indéterminé d’individus. On reste toujours sans nouvelles d’une trentaine de personnes. (Source: Amnesty International)
Cori Crider défend 31 des prisonniers de Guantánamo. Le 11 septembre 2001, elle était encore sur les bancs de la fac de droit à Harvard. Une fois son diplôme en poche, elle se fait embaucher par Clive Clifford Smith, un avocat spécialisé dans la défense des condamnés à mort, noirs et pauvres, et l’un des premiers à s’intéresser au sort des prisonniers de Guantánamo.
Paris avait d’abord demandé un accord global européen pour régler le sort des détenus de Guantánamo. Bernard Kouchner envisage désormais d’«examiner favorablement» les demandes d’asile de prisonniers non français détenus dans le camp. Le Quai-d’Orsay précise que ces demandes seraient étudiées «au cas par cas».
Salim Hamdan, le chauffeur personnel de Ben Laden, a été relâché en janvier, après avoir passé cinq ans et demi, dans la prison de Cuba. Il a été le premier détenu jugé par une commission militaire américaine à Guantánamo. Pour l’accusation, qui avait requis une peine de trente ans d’emprisonnement, sa libération est un vrai camouflet.
Erik Saar, interprète de l’armée américaine, est le premier soldat à raconter dans son livre, «Inside the Wire», les humiliations d’ordre sexuel infligées aux détenus à Guantánamo. Striptease et utilisation de faux sang menstruel par des geôliers femmes qui en barbouillent le visage des prisonniers.