Iran : la révolte verte

L’Iran connaît aujourd’hui la crise la plus grave de son régime depuis la révolution de 1979.

Après les élections contestées de juin 2009, un mouvement de révolte sans précédent dans un pays islamique ébranle la république des mollahs.

Un an après le début de la révolte verte, ce livre analyse la nature de ce mouvement.

Qui sont les insurgés et leurs dirigeants ?
Qui contrôle aujourd’hui l’Iran?
Le mouvement vert peut-il renverser la République islamique?
La révolte verte fera-t-elle des émules dans les pays musulmans de la région? Qu’est ce que ce post-islamisme qu’elle appelle de ses vœux?
Didactique et simple, sous forme d’entretiens, ce livre fait le point sur ces questions. Il dresse un portrait des protagonistes de la crise que l’auteur connaît pour la plupart intimement.

Introduction

Au début du mois de novembre 2007, j’attendais le vol pour Téhéran à l’aéroport de Roissy. La veille, un appel téléphonique d’un des hommes de confiance d’Ali Akbar Velayati, une des figures de la République islamique proche du Guide suprême, m’avait proposé de venir interviewer le ministre des Affaires étrangères iranien, Manouchehr Mottaki. Fallait-il répondre à une convocation qui émanait d’un des protagonistes du pouvoir iranien? Quel nouveau message pouvait vouloir faire passer cet homme politique, réputé plus modéré que son président, pour apaiser les tensions avec l’Occident jusqu’à la prochaine incartade d’Ahmadinejad? Et devais-je relayer ces dissensions que la République islamique aime à exhiber à l’Occident comme autant de leviers qui offriraient une prise à la négociation? La décision fut vite prise: on ne refuse pas, en pleine escalade des tensions entre la communauté internationale et la République des mollahs sur la question nucléaire, une interview du chef de sa diplomatie.

Juste avant de m’envoler pour Téhéran, je reçus un coup de téléphone d’un homme qui voulait, disait-il, m’expliquer le contexte politique de ma visite. Je fus la dernière à embarquer mais, en trente minutes, Ahmad Salamatian m’avait donné les clefs pour comprendre l’énigme que représentent pour les non-initiés les cercles juxtaposés du pouvoir du régime opaque des mollahs. Ses explications m’ont accompagnée durant toute ma visite, fournissant les sous-titres d’un univers codé et sibyllin dont je n’aurais sans lui perçu que la surface?: près de deux ans avant les élections «arrangées» de juin 2009, il avait analysé avec une clairvoyance précise les signes de ce coup d’État «progressif» qu’Ahmadinejad était en train de réaliser en Iran.

J’ignorais alors qu’Ahmad Salamatian, ex-secrétaire d’État aux Affaires étrangères et député d’Ispahan, était l’exilé iranien en France qui avait initié Michel Foucault à l’Iran, à l’époque où le philosophe se passionnait pour la révolution islamique. Et quel meilleur guide aurait-il pu avoir?? C’est à l’âge de treize ans que Salamatian avait été jeté pour la première fois dans les geôles du Chah. Responsable des jeunesses d’un parti politique révolutionnaire, le Front national iranien, Ahmad, qui s’était rendu plusieurs fois en Irak pour rencontrer Khomeiny, fera deux ans de prison là où il sera torturé. Après des études de sciences politiques et de droit en France, il rentrera en Iran quatre mois avant la chute du Chah. Au lendemain de la révolution, il est nommé secrétaire d’État du gouvernement Bazargan, mais il choisit de démissionner pour protester contre l’exécution des dirigeants de l’ancien régime. En 1981, après la destitution de Bani Sadr, il s’exilera à Paris d’où il suit désormais toutes les péripéties de la vie politique iranienne.

Comme la plupart des journalistes, diplomates, membres des organisations de droits de l’homme qui s’intéressent à l’Iran et qui goûtent son sens des formules et de l’histoire, je me rends souvent dans la librairie que tient Ahmad Salamatian, rue Cujas. L’une des dernières librairies du Quartier latin derrière la Sorbonne, lieu de rencontre où l’on trouve toujours un étudiant en sciences politiques ou un Iranien de passage en plein débat politique avec Ahmad. C’est au milieu des livres qu’au début du mois de juin 2009, avant de partir à Téhéran pour couvrir ces élections, «ce putsch électoral du 12 juin», dont les circonstances sont décrites dans le premier chapitre de ce livre, qu’Ahmad Salamatian m’a décrit la mobilisation et les manœuvres sans précédent depuis la révolution iranienne qui avaient précédé, dans chaque camp, ce rendez-vous électoral. C’est lui, encore une fois, qui m’a donné les clefs pour comprendre le moment historique auquel j’allais avoir la chance d’assister en Iran. D’ailleurs, sans lui, aurais-je seulement compris que j’étais en train de vivre un tournant de l’histoire de l’Iran? C’est le propre des régimes totalitaires et secrets que de vous faire douter de ce qui se déroule sous vos yeux. Bien sûr, dès mon arrivée à Téhéran dans la nuit, j’avais vu que toute la jeunesse, drapée de vêtements verts, occupait la rue en chantant son soutien à leur «petit Obama» Moussavi ou à leur mollah contestataire, Karoubi. Au cours de mes précédents voyages en Iran, j’avais été frappée par le désintérêt, voire le dégoût que les jeunes Iraniens manifestaient vis-à-vis de la politique. Ils m’avaient fait penser à certains jeunes artistes rencontrés à Tel-Aviv, qui ne connaissaient même pas le tracé de ce mur de séparation que l’on construisait dans leur pays et suscitait des polémiques dans le monde entier. Ils se protégeaient de la vulgarité absurde de cette guerre qui ne finirait jamais. Ces Israéliens-là, comme les jeunes Iraniens, ne voulaient pas savoir puisqu’ils ne pouvaient rien y changer… Mais cette fois, à Téhéran, tout était différent. Pendant toute la semaine de campagne qui a précédé l’élection, jamais je n’avais vu un tel enthousiasme, une telle mobilisation. «Comme pendant la révolution iranienne» disaient les plus anciens. Mais qui devait-on croire? Les exégètes de la vie politique iranienne rappelaient l’espoir puis la déception suscitée par l’élection de Mohammad Khatami, puis la violence des manifestations étudiantes de 1999. Il fallait ne pas avoir assisté à ces événements pour croire que l’incroyable atmosphère de mobilisation enthousiaste, de vent de liberté contestataire qui embrasait les rues de Téhéran et des grandes villes du pays pendant la campagne électorale seraient autre chose, comme toujours dans la République des mollahs, qu’une parenthèse bien vite refermée. Et puis il y avait les manifestations des partisans d’Ahmadinejad. Les jeunes filles qui se pâmaient en hurlant «Mort à Israël !» et «Vive Ahmadi !» et que l’on amenait par camions entiers dans des stades remplis de bassidjis. Il y avait eu la place d’Ispahan, noire de fondamentalistes, et il y avait aussi le charisme populiste indéniable de ce président…

Comment, en l’absence de statistiques et de sondages fiables, évaluer le nombre des partisans de chacun? Et les probabilités de la fraude électorale? En fait, c’est au lendemain de l’élection, en assistant à cette montée en puissance de la contestation et de la répression, en admirant l’incroyable courage et la détermination de cette population prête à mourir pour pouvoir s’exprimer librement, que les observateurs étrangers ont réalisé qu’une page avait été tournée en Iran. C’est l’analyse de ce moment d’histoire que propose ce livre d’entretiens. Mais en expliquant la révolte verte et l’évolution de la société civile qui l’a conduite, Salamatian parle aussi de l’Iran d’hier et d’aujourd’hui. Qui dirige l’Iran, qui le possède? Quelle est cette nouvelle classe d’apparatchiks militaires qui ont détrôné les mollahs? D’où vient ce système curieux qui mélange suffrage universel et pouvoir de droit divin? Est-il condamné? Trente ans après la révolution, le rêve de l’islamisme à l’iranienne, cette «spiritualité politique» qui avait enthousiasmé Michel Foucault, est devenu un cauchemar pour son peuple.

Sara Daniel